L'ONU confirme des tentatives de corruption dans le processus libyen
Libye
Un nom inattendu était sorti du chapeau, à Chavannes-de-Bogis, à l’heure de connaître le nouveau premier ministre libyen. Le processus est aujourd’hui éclaboussé par de possibles pots-de-vin, indique, gêné, un rapport de l’ONU

Il fallait les laisser travailler en toute tranquillité. Lorsque, début février, l’ONU a réuni les 74 délégués qui devaient nommer les nouveaux responsables politiques de la Libye, le choix s’est porté sur le cadre très paisible de Chavannes-de-Bogis, à quelques kilomètres de Genève. A l’abri du tumulte et des projecteurs, le résultat de l’exercice avait suscité l’étonnement: les délégués (rassemblés sous le nom officiel de Forum du dialogue politique libyen) avaient notamment élu comme premier ministre temporaire un novice en politique, Abdel Hamid Dbeibah, issu de la ville de Misrata.
Cette issue imprévue n’avait fait en réalité qu’alimenter encore davantage des soupçons de possibles actes de corruption, qui avaient déjà fleuri lors d’une réunion précédente du forum, en Tunisie. L’ONU avait indiqué qu’elle allait se pencher sur ces soupçons, et c’est donc avec une certaine impatience qu’était attendu le rapport dit du «panel des experts» sur la Libye, adressé au Conseil de sécurité de l’ONU.
De possibles tentatives de corruption? Elles sont bien mentionnées dans le rapport publié mardi, de manière il est vrai extrêmement brève: en Tunisie, des participants se sont vu proposer des pots-de-vin pour voter en faveur «d’un candidat spécifique» au poste de premier ministre. Les experts évoquent «au moins trois cas», mais il est difficile de savoir si ces cas concernent les personnes approchées ou, au contraire, ceux qui étaient derrière les tentatives de corruption.
En réalité, les détails de ces manœuvres sont développés dans une annexe qui n’a pas été rendue publique, mais que l’agence de presse AFP a trouvé moyen de lire. Il y serait fait état de «propositions» comprises entre 150 000 et 200 000 dollars en échange du vote.
Explosion de colère
Plus piquant encore: selon certains témoins, un de ces délégués aurait laissé exploser sa colère en apprenant que certains participants avaient reçu la somme de 400 000 dollars pour voter en faveur d’Abdel Hamid Dbeibah, tandis que lui-même n’avait reçu que la moitié.
Ces circonstances avaient déjà fait grand bruit en Libye, avant même qu’elles soient ainsi confirmées. De sorte qu’une bonne partie des délégués avait décidé d’envoyer une lettre ouverte au secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, pour exiger «davantage de transparence» dans le processus ainsi que l’ouverture d’une enquête en bonne et due forme pour désigner les coupables. L’ancienne responsable du dossier à l’ONU, l’Américaine Stephanie Williams, avait elle-même souligné que ces pratiques de corruption, si elles venaient à être prouvées, pourraient être suivies de «sanctions».
«Ces révélations pourraient devenir très dommageables pour le premier ministre, puisqu’on pourrait les lui relancer à la figure à la moindre occasion, note un bon observateur du pays, qui ne veut pas voir son nom mentionné. Mais elles sont aussi très dangereuses pour ces délégués sur lesquels pèsent désormais tous les soupçons.» Pour cet informateur, c’est pourtant le processus lancé par l’ONU qui est lui-même malmené. «C’est un nouveau signe de l’incroyable opacité qui accompagne tout cela.»
Malgré son manque d’expérience politique, Abdel Hamid Dbeibah n’est pas un inconnu en Libye. Son cousin et beau-frère, Ali Dbeibah (qui est aussi l’un des délégués du Forum), a fait fortune grâce à la confiance que plaçait en lui l’ancien dictateur Mouammar Kadhafi. Chargé de négocier les contrats avec les sociétés étrangères, cet ancien maire de Misrata aurait aussi détourné des milliards de dollars, notamment en Ecosse où, selon l’enquête qui le vise, il aurait été à la tête d’un vaste réseau d’entreprises et disposerait de plus de 90 comptes bancaires pour une fortune dépassant l’équivalent de 6 milliards de francs suisses.
Vote de confiance
Ces affaires de corruption n’ont pas empêché Abdel Hamid Dbeibah – qui doit officiellement rester en fonction jusqu’à l’organisation d’élections le 24 décembre – de commencer à poser son empreinte. Il y a une semaine, il obtenait le vote de confiance du Parlement, ce qui semble signifier que ses rivaux, défaits lors du vote en Suisse, acceptent la nouvelle donne, du moins pour l’instant.
Le premier ministre aura ainsi tout loisir de lire les plus de 550 pages du rapport des experts de l’ONU qui, au-delà de la question des pots-de-vin, dressent un tableau particulièrement sévère de la situation. L’embargo sur les armes est ainsi d’une «inefficacité totale», notent-ils, en insistant également sur la présence massive de mercenaires, qu’ils proviennent du groupe russe Wagner ou de l’ancien membre des forces spéciales américaines, Erik Prince, fondateur de Blackwater.