Le cauchemar a commencé fin novembre pour les habitants de la cité d’Aksoum, au Tigré, dans le nord de l’Ethiopie. La ville, l’un des centres des chrétiens orthodoxes d’Ethiopie, est classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Début novembre, l’armée éthiopienne avait lancé l’assaut sur cette province rebelle, accusée de sécessionnisme.

Le 19 novembre dernier, la ville d’Aksoum est bombardée par les forces éthiopiennes, faisant plusieurs victimes civiles, ont raconté des habitants à l’ONG Human Rights Watch, qui a publié ces informations vendredi. Le 20 novembre, au petit matin, des soldats éthiopiens mais aussi venus d’Erythrée voisine entrent dans Aksoum. Un habitant relate: «Au début, j’ai regardé et je n’ai rien vu. C’était comme dans un film d’horreur, sinistrement calme. Je suis sorti et j’ai entendu le bruit des chenilles de tanks sur la route. Les soldats ont commencé à tirer et tout le monde s’est enfui.»

Hôpital attaqué

Un homme a raconté aux enquêteurs de Human Rights Watch qu’il avait vu son barbier se faire tirer dessus par un groupe de soldats éthiopiens et érythréens. «Il a essayé de s’enfuir, mais ils ont tiré quatre fois jusqu’à ce qu’il s’écroule.» Selon d’autres témoignages, les soldats érythréens ont investi un hôpital, où ils ont tué des combattants tigréens blessés mais aussi des civils. «Ils ont ensuite pris les médicaments, les lits et d’autres équipements», relate un homme, qui était au chevet de sa sœur et qui a réussi à s’échapper.

Selon la vingtaine de témoins interrogés par téléphone par l’ONG Human Rights Watch, les pillages se sont poursuivis les jours suivants. Ils étaient surtout le fait des soldats érythréens, clairement identifiés par leurs uniformes. Selon la plupart des personnes interrogées, l’armée éthiopienne est restée à l’écart et a laissé faire.

Implication de l’Erythrée

Après une semaine de pillage, l’exaspération des habitants est à son comble. C’est à ce moment que des dizaines de combattants tigréens seraient revenus dans la ville. Accompagnés de jeunes, qui se sont procuré des armes, ils ont attaqué les soldats érythréens. Les représailles dans les derniers jours de novembre seront terribles. Les habitants décrivent les soldats passant de maison en maison, cherchant les jeunes hommes pour les exécuter ou les emmener. Selon les estimations de Human Rights Watch, 200 personnes ont ainsi été tuées par les forces érythréennes, dont des mineurs, durant les seuls jours des 28 et 29 novembre.

Même si Addis Abeba continue de nier, la présence des troupes érythréennes au Tigré ne fait plus guère de doutes. L’Erythrée a longtemps été l’ennemie jurée de l’Ethiopie, quand cette dernière était dominée par les Tigréens. Mais les nordistes ont perdu leur prééminence au sein de l’Etat fédéral depuis l’élection du premier ministre, en 2018, Abiy Ahmed qui a fait la paix avec l’Erythrée, étant récompensé par le Prix Nobel de la paix en 2019.

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Le massacre d’Aksoum a aussi été documenté il y a quelques jours par Amnesty International et par plusieurs médias. L’ONU, par la voix de la haut-commisssaire aux droits de l’homme Michelle Bachelet, à Genève, y a apporté du crédit jeudi, en dénonçant de possibles «crimes de guerre». Elle a réclamé un accès au Tigré pour mener une enquête indépendante. Au début du conflit, d’autres massacres ont été rapportés, notamment l’un attribué aux milices tigréennes.

Après New York, Genève

La pression monte sur l’Ethiopie, non seulement à cause des révélations sur les atrocités au Tigré mais aussi parce que la nouvelle administration américaine réclame désormais des comptes à l’Ethiopie. Pour la première fois, le Conseil de sécurité de l’ONU s’est réuni jeudi soir à propos de la situation au Tigré. Les Occidentaux ont poussé en vain pour une déclaration, pourtant très modérée, s’inquiétant de la situation humanitaire, tout en insistant sur l’intégrité et la souveraineté de l’Ethiopie. «C’est très décevant», commente Leaticia Bader, la directrice pour la Corne de l’Afrique de Human Rights Watch.

Sans surprise, la Russie et la Chine ont estimé qu’il ne fallait pas se mêler des affaires intérieures de l’Ethiopie. C’est ce que répète Addis Abeba, qui s’appuie aussi sur son statut de leader du continent africain. Vendredi soir, Moscou et Pékin ont bloqué l’adoption d’une déclaration du Conseil de sécurité. Mais, à New York, pour la première fois, les pays africains semblaient prêts à se joindre à une déclaration sur le Tigré. Est-ce le signe d’un isolement croissant d’Addis Abeba, qui accueille le siège de l’Union africaine, jusqu’ici incapable d’apaiser la crise?

L’Ethiopie redouble en tout cas d’activisme. Ses ambassades ont fait parvenir à la presse un argumentaire, énumérant les convois humanitaires entrant au Tigré et les efforts de reconstruction. Addis Abeba assure que des enquêtes ont été lancées, y compris sur les événements à Aksoum. Pourtant, l’accès humanitaire reste très limité, selon l’ONU, laissant des millions d’habitants de la province sans aide. La prochaine étape de la bataille diplomatique pourrait se dérouler à Genève, où est réuni le Conseil des droits de l’homme. Les ONG demandent à cette instance une résolution pour lancer une enquête internationale et maintenir la pression sur Addis Abeba.