La médiation suisse s’enlise face au conflit dans les régions anglophones du Cameroun
Enquête
Après avoir suscité des espoirs, la Suisse est désormais critiquée, y compris par les diplomates européens à Yaoundé. Mais le vent pourrait tourner, et la démarche promue par Berne redevenir incontournable

John (nom d’emprunt) tient une photo contre son cœur, elle le montre entre sa sœur et un jeune homme souriant en livrée de serveur: «Les boys l’ont tuée devant moi, en la découpant à la machette; lui a disparu et moi j’ai été libéré contre rançon.» Le gouvernement camerounais a beau assurer que le conflit dans la région anglophone à l’ouest du pays est en passe de s’éteindre, sur le terrain les exactions se multiplient. Les rebelles et l’armée en partagent la responsabilité. Mais, alors qu’une médiation suisse menée par Berne et par le Centre pour le dialogue humanitaire (HD), basé à Genève, avait fait naître l’espoir d’un dialogue, aujourd’hui tout est au point mort.
Sous couvert de l’anonymat, les diplomates européens critiquent avec les mots les plus durs l’opacité de la politique suisse au Cameroun, l’absence pendant près d’une année d’un ambassadeur et les actions de HD. Alors que s’est-il passé depuis les réunions de Saint-Luc et de Montreux en 2019, lorsque les poids lourds de la rébellion armée se rencontraient à la même table et que la plupart des ambassades sur place louaient les efforts suisses pour la paix?
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John et ses proches font partie des derniers arrivés dans ce quartier de Yaoundé, la capitale camerounaise, qui compte des centaines de déplacés. Le conflit a fait, en près de quatre ans, plus de 3000 victimes et, selon International Crisis Group, environ 550 000 déplacés. Les séparatistes, qui ont pris les armes en 2017, veulent que leurs deux provinces – le sud-ouest et le nord-ouest – deviennent un état indépendant: l’Ambazonie. Le gouvernement camerounais ne veut, lui, pas entendre parler de sécession ou d’autonomie et minimise le conflit en ne consentant qu’à une timide décentralisation.
La Suisse en porte-à-faux
Publiquement, le président Paul Biya, au pouvoir depuis trente-huit ans, qualifie les insurgés de voyous et de terroristes qui ne représentent pas la population en majorité anglophone de ces deux régions. Mais en coulisse, depuis 2019, le gouvernement a lancé quelques initiatives pour un dialogue. C’est ici que la Suisse intervient.
Fin 2018, des leaders séparatistes approchent l’ambassade de Suisse à Yaoundé pour solliciter sa médiation, à la suite de quoi la Confédération offre ses services aux autorités. En avril 2019, Paul Biya confirme que ce rôle de facilitateur est le bienvenu. Berne accepte cette responsabilité et divise la mission en deux: le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) s’occupera de favoriser les conditions d’un dialogue de paix auprès des autorités camerounaises; HD, en étroite collaboration avec le DFAE, aura pour tâche de réunir la rébellion morcelée autour de la table des négociations. HD, l’une des organisations de médiation de conflits les plus expérimentées, travaille régulièrement avec le DFAE. Les autorités, par la voix du secrétaire à la présidence, enjoignent la Suisse à la plus grande discrétion. Une position où celle-ci excelle par nature, mais qui va la placer en porte-à-faux avec la collégialité qu’attendent les diplomates établis à Yaoundé.
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Pietro Lazzeri, à l’époque ambassadeur de Suisse, porte cette mission avec enthousiasme à Berne, aussi bien qu’auprès de ses homologues au Cameroun. Mais, après de timides avancées, les progrès peinent à se concrétiser. Les leaders des dix principaux groupes rebelles, pour beaucoup en diaspora, campent sur la nécessité de négociations indirectes sous l’égide de la Suisse et sans condition préalable. Le gouvernement ne l’entend pas de cette oreille: fort de ses succès militaires sur le terrain et notamment la reprise du contrôle des principales agglomérations, il veut la reddition armée avant l’ouverture d’un dialogue. Surtout, il n’est pas encore convaincu de la nécessité d’un dialogue.
Tergiversations camerounaises
La Suisse et sa médiation des petits pas barrent désormais la voie à la propagande officielle qui répète à l’envi qu’il n’y a pas d’insurrection, mais juste des bandits et des terroristes avec qui il est impossible de parler. Parallèlement, le gouvernement joue ses propres cartes et prend directement langue avec certaines des parties du conflit. Du côté séparatiste, malgré les efforts fructueux de HD, des désaccords persistent.
La donne a changé à Yaoundé. Ferdinand Ngoh Ngoh, secrétaire général de la présidence de la République et promoteur de l’intercession suisse, se montre des plus discrets et ne veut endosser la responsabilité de soutenir de vrais pourparlers de paix. Face à lui, un rival politique, le premier ministre Joseph Dion Ngute, qui dit promouvoir des discussions directes mais à ses conditions, ne veut pas s’encombrer des Suisses. Aux diplomates européens qu’il a reçus, il a affirmé que «la médiation suisse est morte». Des observateurs avertis jugent amoindrie la marge de manœuvre de la Suisse auprès du gouvernement camerounais.
Une chaise vide à l’ambassade
Le départ de l’ambassadeur Pietro Lazzeri en novembre dernier a laissé un vide. La pandémie complique la rotation des diplomates et les postulants ne se bousculent pas pour aller au Cameroun. Une source diplomatique européenne commente: «Depuis le départ de Pietro, nous n’avons plus vraiment été mis au courant des avancées de cette négociation. HD ne nous a pas parlé, certains diplomates ont eu beau jeu de critiquer en termes sévères le manque de transparence de la Suisse. Le gouvernement camerounais a déploré l’absence de progrès et le manque de présence de la Suisse. Au Cameroun, ces questions protocolaires revêtent une importance particulière. Il y a des susceptibilités à ne pas froisser et certains au sein du gouvernement ont dénoncé un certain mépris suisse.»
Stéphane Rey, chef des affaires liées à la paix au Secrétariat d’Etat du DFAE, relativise: «Le rôle des ambassades sur place est important au niveau de la communication. Ceci dit, toute médiation est dirigée depuis Berne. Et nous apportons un soin particulier à tenir nos partenaires clés informés de l’avancée des processus que nous menons, ce qui pose de nombreux défis en période de pandémie. Et jamais nous ne dévoilons le contenu des discussions, pour protéger les parties».
En réalité, l’ambassade suisse à Yaoundé a continué à fonctionner grâce au chargé d’affaires Andreas Maager, qui assure l’intérim. En plus, la coopération suisse dans le pays a été renforcée, signe que le Cameroun et l’Afrique centrale font partie des priorités de la Suisse. En outre, un émissaire spécial pour la paix a été nommé: Günther Baechler, diplomate chevronné.
«Berne doit clarifier ses intentions»
Mais, indice d’une détérioration de la relation entre Berne et Yaoundé, Günther Baechler n’a pu se rendre qu’une fois au Cameroun, au mois d’avril, et il n’y a vu que Félix Mbayu, ministre délégué auprès du Ministre des relations extérieures en charge des négociations avec les séparatistes, alors qu’il avait sollicité un entretien avec Ferdinand Ngoh Ngoh. La fin de non-recevoir de ce dernier apparaît comme une rebuffade, même si, selon nos sources, la secrétaire d’Etat Livia Leu s’est, depuis, entretenue avec Ferdinand Ngoh Ngoh.
Pire, dans des notes fuitées que la Suisse et le Cameroun ont échangées en prélude à la visite de Günther Baechler, et alors que Berne sollicitait un visa pour un représentant de HD, Yaoundé a clairement fait savoir que la venue de ce dernier n’était pas appropriée. En d’autres termes, HD n’est plus le bienvenu au Cameroun.
Lorsque les diplomates présents à Yaoundé ont compris l’importance de la défiance envers la facilitation suisse, ils sont tombés des nues. Lors d’une réunion en petit comité, en avril, où le chargé d’affaires suisse a informé à demi-mot ses collègues des difficultés rencontrées, un ange est passé avant que ne soit réclamé à la Suisse un point complet sur la situation. Dans leurs échanges informels, les diplomates expriment un vrai ras-le-bol: «Soit leur démarche est morte, soit elle est en mode pause, mais les Suisses ne peuvent indéfiniment et artificiellement la maintenir en vie; il faut que Berne clarifie rapidement ses intentions, faute de quoi nous serons amenés à relayer auprès de nos capitales respectives notre déception», assène un diplomate européen.
Les Suisses, des menteurs?
La facilitation suisse peut-elle survivre à tant d’hostilité? Celle du gouvernement d’une part, des rebelles qui voudraient que cela aille plus vite, et des alliés de la Suisse qui la critiquent pour son manque de transparence. La nécessité d’une solution politique face au conflit est cependant partagée par presque tous. A partir de là, les positions diffèrent, comme les agendas d’ailleurs: l’ambassadeur français défend la décentralisation prônée par le gouvernement camerounais et exprime une franche hostilité envers le rôle de la Suisse. Selon des sources concordantes, il aurait à de multiples reprises traité les Suisses de «menteurs». Sollicitée, l’ambassade de France dément: «La seule position tenue par notre ambassadeur est celle de la France: nous apportons notre plein soutien aux efforts de la médiation suisse. Toute autre allégation est sans fondement et ne vise qu’à porter atteinte à l’image de la France, à la réputation de notre ambassadeur ou à l’efficacité de cette médiation.»
Les autres Européens se concertent et veulent juger sur pièces si la politique de décentralisation porte ses fruits. Ils y voient le meilleur moyen d’obtenir du gouvernement camerounais qu’il entreprenne des actions concrètes et efficaces, mais cela ne suffira probablement pas à satisfaire les revendications des groupes rebelles ni à construire une paix durable. De l’autre côté de l’Atlantique, le Canada, qui finance avec la Suisse la mission de HD, à hauteur d’environ 800 000 francs suisses, et les Etats-Unis veulent absolument que la facilitation suisse continue quitte à faire pression sur Yaoundé pour qu’un dialogue constructif puisse advenir.
Une facilitation de paix n’est pas un chemin de velours, c’est une voie semée d’embûches et de chausse-trappes. L’arrivée en août du nouvel ambassadeur suisse, Martin Strub, fin connaisseur de l’Afrique, et les pressions politiques, notamment américaines, pourraient rendre la démarche suisse incontournable.