Dans les écoles qu’il a fait construire, tous les enfants peuvent se concentrer sur leurs études parce qu’il y fait 25 degrés, même lorsque, à l’extérieur, il en fait 40. Grâce à l’utilisation intelligente de matériaux locaux, notamment l’argile, et de techniques de climatisation naturelle – double toiture, façades percées, bassines d’eau fraîche au pied des cheminées, l’air chaud monte, l’air froid descend –, l’architecture de Diébédo Francis Kéré offre aux enfants du Burkina Faso ce dont il n’a pas bénéficié lui-même. A l’âge de 7 ans, il est envoyé à 20 kilomètres de chez lui pour apprendre à lire et à écrire dans la touffeur d’une bâtisse en béton trop petite et mal ventilée. Des débuts difficiles qui ne l’empêcheront pas de devenir boursier et de se former en Allemagne, à la charpenterie d’abord, puis à l’architecture en cours du soir. Désormais installé à Berlin, l’architecte de 57 ans contribue inlassablement à construire l’avenir de son pays et de son continent d’origine en commençant par les écoles et les hôpitaux.

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Le Temps: Cette année, vous avez reçu le Prix Pritzker – «Nobel de l'architecture» –, c’est un honneur. Est-ce que vous l’avez aussi ressenti comme une responsabilité?

Je l’ai surtout reçu comme un encouragement. On me dit: «Vas-y, continue comme ça!» La responsabilité, je l’ai toujours ressentie envers ma communauté. Je ne peux pas régler les problèmes du monde, je ne fais pas de miracles. Mais je veux continuer à explorer, trouver les bons matériaux et les solutions innovantes, inspirantes, belles, qui font rêver parce qu’elles augmentent le confort de façon inattendue. Je veux créer une architecture responsable, au service de la communauté.

Vous êtes le premier architecte africain à recevoir ce prix. Quelle Afrique représentez-vous?

L’Afrique qui n’a pas peur, qui ne se laisse impressionner par l’Occident, qui ne veut pas suivre les normes dictées. Une Afrique qui ne veut pas être l’Europe. Ecologiquement, climatiquement, historiquement, et en termes de développement industriel ou économique, nous devons tenir compte de nos différences et chercher des solutions qui nous appartiennent. Je veux représenter cette Afrique positive, qui n’est pas seulement pauvre et désolée. Nous avons une jeunesse à qui il faut donner de l’espoir.

Vous vivez à Berlin, mais quels sont vos paysages originels, la géographie de votre architecture?

Le Burkina Faso est un pays du Sahel. Une grande partie est désertique, une autre jouit d’une certaine végétation, mais celle-ci est menacée, parce que le bois reste une source d’énergie importante dans ce pays très pauvre. Entre avril et fin mai, l’harmattan souffle du nord-est et nous amène toute la poussière du Sahara. Nous avons peu de montagnes, quelques élévations, des collines granitiques. Il pleut entre juin et mi-septembre, et cela peut donner lieu à des orages très violents mais de courte durée. Les températures sont très élevées toute l’année, même si elles baissent un peu entre décembre et janvier. Vers 6h du matin, il fait déjà 12 degrés, et cela peut monter jusqu’à 30 à la mi-journée. Pour construire là-bas, il faut tenir compte de tous ces aspects.

Malheureusement, l’architecture en Afrique reste une pratique importée qui ignore largement les réalités et les ressources locales. Comment décoloniser l’architecture sur ce continent?

Il n’y a jamais eu de débat sur la manière dont nous adoptons, en Afrique, cette architecture venue du Nord, inadaptée à nos réalités climatiques et économiques. Les bâtiments sont en béton, tout le ciment est toujours importé. Tous les acteurs de la filière sont influencés ou venus d’Occident, et toutes les décisions sont prises au niveau gouvernemental, loin des usagers. Il faut maintenant rendre la pratique de l’architecture accessible à la population. Cela passe par des écoles, et des pratiques qui ne sont pas copiées-collées mais imaginées à partir du terrain. En Afrique, nous avons construit trop d’éléphants blancs, ces projets mirages qui n’ont rien à voir avec la réalité locale, ces projets qui ne font qu’entretenir la nécessité de faire venir des experts et n’apportent rien à la culture locale.

Mais comment faire comprendre à la population locale que la modernité n’est pas nécessairement liée aux matériaux perçus comme modernes, comme le verre et le béton?

C’est la grande difficulté. On a beau prêcher, nous manquons encore d’exemples convaincants et inspirants. Lorsqu’on parle de construire en terre, cela évoque encore la boue, la misère. On peut construire de cette manière des bâtiments qui font rêver, qui montrent la voie, mais il faut en avoir l’occasion et les moyens. C’est tout l’enjeu de mon travail: collecter des fonds et donner des preuves que c’est possible. Aujourd’hui, je gagne des prix et mon architecture a fini par convaincre. Mais je n’ai pas toujours été accueilli à bras ouverts, ma vie a été un combat. Pourtant, construire avec des matériaux locaux, c’est la meilleure manière de pallier le manque d’infrastructures. Il y a là un potentiel industriel énorme.

Comment les dérèglements climatiques se manifestent-ils aujourd’hui, dans l’Afrique que vous connaissez?

Cela se traduit par de la migration, des déplacements de populations et la réduction des espaces vivables. Nous avons aussi le problème de la surexploitation des ressources naturelles, la déforestation qui conduit à la désertification. Le domaine de la construction a un bilan carbone catastrophique, mais c’est encore sur le continent africain que ces émissions sont le moins importantes. Nous ne devons surtout pas nous mettre à consommer et construire comme en Occident alors que nous avons une démographie en croissance. Nous devons développer des techniques de climatisation de nos bâtiments qui n’utilisent pas d’énergie supplémentaire.

Comment votre pratique de l’architecture, surtout ancrée aujourd’hui en Afrique, pourrait-elle essaimer dans le monde?

Mon approche est universelle: si on arrive dans un climat donné, un lieu donné, il faut s’adapter. Je n’arrive jamais avec un concept préfabriqué. Je commence par mesurer ce qu’il y a en abondance sur place, et cela peut être, par exemple, des ressources humaines, des matériaux ou des savoir-faire. On arrive quelque part, et on apprend à partir du lieu. Si l’on veut créer de la valeur pour les gens sur place, il faut commencer par étudier ce qu’ils ont déjà. J’ai souvent constaté que les programmes de coopération, d’aide au développement échouent pour cette raison-là: ils amènent des experts externes, et les solutions mises en place ne fonctionnent pas sans eux.

Avec le Prix Pritzker, les sollicitations se multiplient. Comment ne pas délaisser vos engagements? Comment fixer vos priorités?

D’abord, je fais tout pour qu’on ne me coince pas dans une niche. Je ne suis pas un expert de la construction en terre, mais un opportuniste quant à l’emploi de matériaux en un lieu donné, pour un projet donné. Et bien sûr, je ne vais pas me mettre à travailler pour ceux qui voudraient maximiser leurs profits ou rentabiliser des surfaces. De toute manière, il y a des gens qui font cela mieux que moi. En revanche, je me réjouis de rencontrer des personnes qui voudraient investir dans la différence que mes projets pourraient apporter à la communauté, à l’humanité.

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