La récompense couronne les efforts du premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, mais elle touche par ricochet son ennemi d’hier: Isaias Afwerki, le président érythréen. C’est ce qui préoccupe Samson Yemane, membre de l’ONG Information Forum for Eritrea. Le jeune homme connaît la nature impitoyable du pouvoir à Asmara. Pour avoir dénoncé le régime, son père n’a eu d’autre choix que d’entraîner sa famille dans une fuite éperdue, du Soudan jusqu’à la Suisse en passant par la Libye et la Méditerranée. Samson Yemane craint désormais que l’Erythrée ne bénéficie indirectement du prix remis vendredi à Oslo.

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Le Temps: Le Prix Nobel attribué au premier ministre éthiopien concerne au premier chef ses efforts en direction de l’Erythrée. Comment réagissez-vous à l’idée que votre pays d’origine n’ait pas été récompensé?

Samson Yemane: Le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, mérite ce prix car il a entrepris des réformes sur le plan intérieur, tout en cultivant les relations avec l’Erythrée, le Soudan et le Soudan du Sud. Je ne peux que le féliciter. Mais cela m’aurait choqué de voir cet honneur accordé au président érythréen, Isaias Afwerki.

Le Comité Nobel a tout de même souligné que le chef de l’Etat érythréen avait su saisir la main tendue par l’Ethiopie.

Comme il s’agit d’un pouvoir opaque, il m’est difficile de comprendre les véritables motivations qui ont poussé l’Erythrée à accepter cette main tendue. Mais il serait faux d’en déduire que le régime érythréen serait pleinement entré dans un processus de paix, aussi bien avec l’Ethiopie qu’avec sa propre population. Je rappelle qu’il s’agit d’un système totalitaire, où la liberté individuelle n’existe pas. Le nombre de prisonniers politiques n’a pas diminué. Les Erythréens continuent à quitter le pays. Ce n’est pas parce qu’il a ouvert sa frontière avec le pays voisin qu’un dictateur comme Isaias Afwerki mérite le Prix Nobel de la paix.

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Il n’y a donc pas eu d’ouverture de l’Erythrée à la suite de ce processus de paix?

Jusqu’à maintenant, cette ouverture est essentiellement économique et bénéficie plus à l’Ethiopie qu’à l’Erythrée.

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Le gouvernement érythréen bénéficiera-t-il indirectement de l’aura du Nobel pour renforcer son image internationale?

Ma plus grande crainte est que le régime instrumentalise cette récompense en prétendant que tout va bien, et qu’il serait par conséquent légitime. J’ai peur qu’il parvienne ainsi à masquer la réalité politique sur le terrain.

Au fond, auriez-vous préféré que ce Prix Nobel ne soit pas décerné aujourd’hui au premier ministre éthiopien?

Si cela n’avait tenu qu’à moi, je pense qu’il aurait été préférable d’attendre. Je redoute aussi que certains pays européens s’appuient sur ce prix pour justifier le renvoi des migrants érythréens. On a déjà vu que la réouverture de la frontière entre l’Ethiopie et l’Erythrée l’an dernier avait favorisé de telles prises de position.