Maghreb
Le mouvement Rachad est au centre de toutes les attentions à Alger. Confronté à une reprise des manifestations demandant un changement de régime, le pouvoir algérien a ce mouvement dans le viseur. Plusieurs membres fondateurs de Rachad résident en Suisse romande

Presque chaque semaine, ils sont quelques dizaines à protester à Genève contre l’«Etat militaire» algérien, devant les Nations unies ou sous les fenêtres de la mission diplomatique algérienne. Ils revendiquent leur solidarité avec le Hirak, le mouvement populaire algérien apparu en 2019 contre l’ancien président Bouteflika et qui continue de manifester contre la mainmise des généraux à Alger. Pourtant, les manifestants de Genève suscitent une certaine méfiance au sein de la communauté algérienne.
Comme en Algérie, le débat fait rage au sein de la diaspora en Suisse sur la présence de partisans de l’islam politique dans le Hirak, qui a repris ses manifestations en février dernier dans les rues des principales villes algériennes. «Certains Algériens ne veulent plus aller manifester à Genève pour ne pas côtoyer des figures perçues comme «islamistes», confirme Hasni Abidi, le directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), à Genève. Le traumatisme de la décennie noire, [la guerre civile durant laquelle les groupes islamistes ont affronté l’armée] est toujours vivant. D’autres prônent au contraire une approche inclusive pour changer le régime algérien.»
Lire aussi: «Le jour où les Algériens sont retournés dans la rue»
L’ancien porte-parole de la mosquée de Genève Hafid Ouardiri fait partie de ceux qui ont pris leurs distances avec les rassemblements genevois. «J’espère que les Algériens sont immunisés contre l’instrumentalisation de l’islam pour s’emparer du pouvoir. Le Hirak est fort de sa diversité, de son fonctionnement horizontal et de son pacifisme», prévient cette personnalité genevoise, qui a quitté l’Algérie bien avant la décennie noire et qui prône un islam intégré localement.
Un mouvement au centre de toutes les attentions
«Profitant du Hirak, les islamistes tentent un retour sur la scène publique algérienne, estime de son côté Luis Martinez, directeur de recherche à Sciences Po CERI. La Suisse joue, selon lui, un rôle central dans cette stratégie, puisqu’elle accueille une partie des cadres de Rachad (droiture en arabe). Créé en 2007, ce mouvement prône un changement «radical» du système politique algérien dominé par l’armée. Parmi ses dirigeants, on retrouve d’anciennes figures de l’islam politique algérien, ou proches de cette mouvance. Le site internet de Rachad est aussi hébergé en Suisse.
«Le Rachad est un mouvement en exil, largement clandestin en Algérie», pointe Luis Martinez. Trois de ses cinq membres fondateurs résident en Suisse romande. En particulier l’une de ses principales figures, Mourad Dhina, un ancien dirigeant du Front islamique du salut (FIS). Le parti islamiste s’apprêtait à remporter les premières élections libres de 1992 avant que l’armée interrompe le processus électoral.
La métamorphose d’un exilé
Membre du secrétariat de Rachad, Mourad Dhina en est l’une des principales figures. Il intervient régulièrement au nom du mouvement. C’est lui qui a, par exemple, signé un «droit de réponse» le 20 mars dernier quand Rachad a été accusé par un analyste algérien d’être un «expert de la propagande de guerre». Il participe à des débats ou s’adresse à ses partisans dans des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux.
Ce physicien nucléaire diplômé du Massachusetts Institute of Technology de Boston, qui a travaillé à l’EPFZ de Zurich, puis au CERN, est installé à Meyrin depuis 1994. A la fin des années 1990, il était le porte-parole du FIS à l’étranger, après que le parti eut été interdit en Algérie, ses dirigeants jetés en prison et une partie de ses sympathisants passés dans la lutte armée.
Durant la décennie noire, Mourad Dhina légitimait alors ouvertement la «résistance armée». En 2002, il est nommé à la tête du bureau exécutif du FIS. En réaction, le Conseil fédéral lui interdit de «faire de la propagande depuis le territoire helvétique et de justifier, prôner ou soutenir l’usage de la violence», sous peine d’être expulsé. Mourad Dhina assure avoir démissionné du FIS en 2004, invoquant des «dysfonctionnements» internes au parti.
Lire aussi: «Ignazio Cassis vante le «potentiel gigantesque» de l’Algérie»
Ces dernières années, le discours de Mourad Dhina s’est adouci. En juillet 2012, après avoir été arrêté puis libéré par les autorités françaises, qui avaient finalement rejeté une demande d’extradition de l’Algérie, il admettait lors d’une conférence de presse: «Je crois que j’ai pêché plusieurs fois par le passé […] quand j’ai dit que, vu la répression et les violations des droits de l’homme, la rébellion par les armes pouvait être légitime. Depuis de nombreuses années, je pense que les dictatures ne s’en iront que par une action authentiquement non violente qui mobilise la société civile.»
Le 28 mars dernier, Mourad Dhina a exprimé des regrets auprès des proches des intellectuels tués par les islamistes durant la décennie noire. Malgré tout, il reste une figure très polarisante. Ses prises de position passées refont surface dans le débat actuel sur la place de l’islam politique au sein du Hirak.
Diviser pour régner
Depuis son retour dans les rues algériennes, le Hirak est de plus en plus tiraillé entre ses différentes composantes. Les divisions sont attisées par le pouvoir algérien, qui refuse toute négociation, multiplie les arrestations et agite l’épouvantail «islamiste». Il joue sur une corde sensible. En effet, la présence de plus en plus visible de tenants de l’islam politique et de leurs slogans dans les cortèges réveille les traumatismes de la «décennie noire», qui aurait fait 200 000 morts. D’autant que le travail de mémoire et de réconciliation n’a jamais eu lieu. Les lois d’amnistie promulguées par l’ancien président Bouteflika ont ramené la paix, mais ont aussi posé un couvercle sur le passé.
«Le Rachad a un ADN clairement islamiste, estime Hasni Abidi. Ce n’est pas une tare. Les islamistes ont la légitimité de participer au débat politique et de se présenter à des élections.» Le mouvement, lui, réfute vigoureusement cette étiquette. «L’islam occupe une place centrale dans la société et l’histoire algériennes. Il est la religion dans laquelle se reconnaît la quasi-totalité des Algériens et Algériennes. Il est donc tout à fait normal et légitime que Rachad considère l’islam comme un élément essentiel de l’identité de la société algérienne», peut-on lire sur le site du mouvement.
Cela ne veut pas dire pour autant que le Rachad suit un agenda «islamiste», écrit le mouvement. En effet, «le mot «islamisme» rime souvent avec théocratie, déni des droits humains, refus de la démocratie ou carrément terrorisme».
«Pas de programme politique»
Le mouvement Rachad «n’est pas monolithique», nuance Asma Mechakra, une militante du Hirak installée en Suisse, qui considère toutefois le Rachad comme «un adversaire politique». «Ils prônent une démocratie avec des valeurs islamiques. Il faudrait nous expliquer à quoi correspond ce concept.» La jeune femme estime que le poids du Rachad est «exagéré». «Pour preuve, il avait appelé depuis des mois à la reprise des manifestations en Algérie, en vain jusqu’à récemment avec le second anniversaire du Hirak.»
Ni Mourad Dhina, ni les deux autres membres fondateurs du Rachad présents en Suisse n’ont souhaité répondre à nos questions. Ils redirigent vers le porte-parole du mouvement, Yahia Makhiouba, à Paris. «Nos membres sont d’obédiences très diverses», dit cet ancien membre du Front des forces socialistes, le doyen des partis d’opposition algériens fondé par Aït Hocine Ahmed, mort en exil en 2015 à Lausanne.
«Notre dénominateur commun, c’est de mettre fin à la dictature militaire. D’ailleurs, nous n’avons pas de programme politique. Le Rachad sera dissous lorsque les conditions seront réunies pour une véritable transition politique. Cela n’exclut pas que certains membres se présentent ensuite à des élections réellement libres», poursuit le porte-parole.
«Force électorale»
Le gouvernement algérien a convoqué des élections législatives le 12 juin prochain, mais la plupart des partis d’opposition boycotteront ce scrutin. Quelques formations islamistes joueront toutefois le jeu de cette démocratie algérienne très encadrée.
«Si des élections libres avaient lieu, il suffirait qu’un tribun enflamme les foules avec un discours démagogique et il gagnerait le vote protestataire, pense Luis Martinez. N’oublions pas que les islamistes sont potentiellement la force électorale la plus puissante en Algérie.»
«Nous sommes le mouvement le plus structuré au sein du Hirak, voilà pourquoi nous faisons aussi peur», reconnaît Yahia Makhiouba. Qui ne s’explique pas l’influence des exilés en Suisse au sommet de l’organisation. «La communauté algérienne en Suisse est bien plus petite qu’en France. Les personnalités réfugiées en Suisse sont donc plus visibles», dit-il.
Luis Martinez, lui, pense que le choix de la Suisse plutôt que la France, l’ancienne puissance coloniale, n’est pas anodin. «Cela a toujours été une bonne option pour les exilés algériens avec des ambitions politiques et qui souhaitaient continuer à se faire entendre. La Suisse garantit la sécurité et la liberté. De plus, Genève est un lieu de passages et de réseaux.»