Maghreb
Les Tunisiens se sont réveillés lundi avec un président qui s’était arrogé les pleins pouvoirs avec le soutien de l’armée. Mission: surmonter la crise du covid, mais les islamistes sont aussi dans le viseur

Le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken a téléphoné lundi au président tunisien Kais Saied pour l’exhorter à «respecter les principes démocratiques» et à «maintenir un dialogue ouvert avec tous les acteurs politiques et le peuple tunisien».
De son côté, le premier ministre tunisien Hichem Mechichi s’est dit prêt lundi à céder le pouvoir au futur chef de gouvernement désigné par le président Kais Saied. «J’assurerai la passation des pouvoirs à la personnalité qui sera désignée par le président de la République», a-t-il déclaré, dans sa première déclaration depuis les mesures de dimanche soir.
La seule démocratie issue des Printemps arabes vacille. Dix ans après sa révolution, qui avait fait fuir le dictateur Zine el-Abidine Ben Ali, la Tunisie est dans la tourmente. Frappé par une vague meurtrière de covid, contre laquelle le gouvernement a multiplié les bévues, le pays s’est réveillé lundi avec un dirigeant qui a les pleins pouvoirs. Dimanche soir, le président Kaïs Saïed avait suspendu le parlement pour trente jours et congédié le gouvernement.
L’annonce présidentielle a été accueillie par des manifestations de joie dans les principales villes tunisiennes. Elu en 2019, Kaïs Saïed, juriste technocrate sans affiliation politique et réputé intègre, garde une certaine popularité. Pour reprendre la main – les Tunisiens étaient excédés par l’incurie des autorités contre la pandémie –, le président s’appuie sur l’armée. Mais les choses ont commencé à se corser dès lundi.
«Protecteurs de la Constitution» contre «protecteurs de la nation»
En effet, les partis contrôlant le parlement n’entendent pas se laisser faire, à commencer par la formation islamiste Ennahdha, qui domine l’instance législative. Son chef et président de la Chambre, Rached Ghannouchi, a tenté d’entrer dans le parlement accompagné de centaines de partisans. En vain. Les militants islamistes se sont heurtés aux partisans du président et à l’armée.
«Nous voulons entrer au parlement! […] nous sommes les protecteurs de la Constitution», a déclaré la vice-présidente de l’assemblée Samira Chaouachi, du parti allié Qalb Tounes, aux militaires, selon une vidéo publiée par des médias locaux. «Nous sommes les protecteurs de la nation», lui a rétorqué un des militaires.
Raid policier contre Al-Jazira
Dans la journée de lundi, des policiers tunisiens ont investi les bureaux de la chaîne qatarie Al-Jazira, a annoncé cette dernière. Les journalistes ont été obligés de rentrer chez eux. «Nous n’avions reçu aucun avertissement», a commenté Lotfi Hajji, le responsable du bureau de la chaîne, qui avait joué un rôle de catalyseur dans les Printemps arabes il y a dix ans. Le Qatar est aujourd’hui considéré comme l’un des principaux soutiens du parti Ennahdha. Les islamistes et le président se livrent depuis des mois à un bras de fer qui paralyse les institutions et exaspère les Tunisiens.
«Profitant d’un mince succès électoral, le parti Ennahdha a pu, pendant dix années, tisser une toile étouffante pour les Tunisiens dont le canevas est constitué de corruption, népotisme et utilisation de la religion comme instrument de conservation du pouvoir et de domination de l’Etat. Toutes les institutions de ce dernier ont été phagocytées pour perpétuer cette domination», dénonce l’avocat suisso-tunisien Taoufik Ouanes, dans une tribune publiée sur notre site.
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Il met toutefois en garde: «L’espoir est maintenant que le président, un civil et juriste, soit sourcilleux sur le respect de la volonté populaire qui aspire à retrouver rapidement un mode de gouvernance démocratique et efficace. L’abandon du rêve démocratique de la Tunisie ne pourra donc jamais être permis. Même si, pour une courte période, les mesures exceptionnelles prises par le président peuvent être tolérées, elles doivent rester circonscrites dans ce que permet la Constitution.»
Une interprétation juridique validée par l’influente centrale syndicale tunisienne, qui a estimé lundi dans un communiqué que les décisions présidentielles étaient conformes à la Constitution. Ces mesures visent à «prévenir un danger imminent et à rétablir le fonctionnement normal des rouages de l’Etat, au vu de l’épidémie de Covid-19», approuve l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), faisant référence à l’article 80 de la Constitution.
En assumant de concert avec l’armée les pleins pouvoirs, même si c’est de façon temporaire, le président Kaïs Saïed prend un risque certain. Il ne pourra plus se réfugier derrière le gouvernement et accuser le parlement d’obstruction. La Tunisie est frappée de plein fouet par une nouvelle vague de covid. Le pays a déjà enregistré 18 000 morts depuis le début de la pandémie, soit plus que l’Algérie ou l’Egypte, pourtant bien plus peuplés. Malgré l’aide internationale, les hôpitaux manquent cruellement d’oxygène. La vaccination piétine. L’ouverture la semaine dernière à toute la population avait suscité une ruée dans des centres incapables de répondre à la demande. Cette improvisation avait valu au ministre de la Santé d’être limogé.
Contexte explosif
La crise sanitaire se double d’une crise économique et sociale, avec la chute du tourisme. Dans ce contexte explosif, la riposte des partis d’opposition, et en particulier des islamistes, est difficile à prévoir. Jusqu’à présent, malgré plusieurs attentats, la Tunisie avait réussi à maintenir ses institutions démocratiques, le pays ne basculant pas dans l’autoritarisme et les islamistes dans la lutte armée, comme en Egypte.
Pour l’instant, les réactions à l’étranger au coup de force du président tunisien sont très mesurées. L’Allemagne a, par exemple, appelé à «revenir à l’ordre constitutionnel le plus rapidement possible». A l’opposé, la Turquie, qui soutient également les islamistes d’Ennahdha, «rejette la suspension du processus démocratique et le mépris du désir de démocratie du peuple».