La fin du libéralisme?
Dans son dernier livre, «A la première personne», Alain Finkielkraut répond à ceux qui le traitent de réactionnaire. L’occasion d’interroger le philosophe, ancien directeur de la revue «Le Messager européen», sur ces trente années écoulées, durant lesquelles la mondialisation débridée a déferlé sur l’ancien glacis soviétique à l’est de l’Europe

Le 9 novembre 1989, la chute du mur de Berlin signe la défaite du communisme. Ne reste que le libéralisme triomphant. Trente ans plus tard, celui-ci fait face à une crise existentielle qui se manifeste par les inégalités, les populismes et le défi climatique. Peut-on sauver le libéralisme? C’est le thème d’une série d’articles que nous proposons cette semaine.
Lire aussi:
Alain Finkielkraut s’est calé au fond de la banquette, dans le salon des Editions Gallimard, pour lesquelles il a dirigé, entre 1990 et 1996, la revue Le Messager européen. Une méchante pluie d’automne griffe, à Paris, le quartier latin. «Je joue cartes sur table, je dis d’où je parle, mais je ne dis pas pour autant «à chacun sa vision des choses», nous déclare-t-il d’emblée.
Tant mieux! Face au libéralisme aujourd’hui tant critiqué, face au multiculturalisme croissant qui a accompagné la mondialisation des échanges et l’élargissement de l’Union européenne consécutive à la chute du mur de Berlin, que pense cet intellectuel français incontournable, heureux de redire combien aujourd’hui, face aux convulsions de nos sociétés, il se sent «très peuple»?
Le Temps: «A la première personne», votre dernier livre, prend le parti de «ces citoyens tirés du sommeil de l’évidence qui ne souhaitent pas plus s’aligner sur le multiculturalisme majoritaire qu’ils ne veulent tomber dans le ridicule de se proclamer seuls détenteurs de l’universel». La formule, sous votre plume, s’applique à la France. S’applique-t-elle aussi aux Européens de l’Ouest, sortis «vainqueurs» après la chute du Mur, en 1989?
Alain Finkielkraut: La France est en passe de devenir une société multiculturelle et ce n’est pas sa vocation. Elle ne saura rester elle-même que si les nouveaux venus acceptent d’être les héritiers de sa culture et de son histoire. Ce pays n’est pas programmé pour devenir une juxtaposition des communautés, accompagnée d’une certaine gestuelle religieuse et identitaire dont le port du voile islamique est l’une des principales marques. Est-ce que cela vaut aussi pour l’Europe? Je pense que oui.
Je suis frappé de voir combien les Européens de l’Est, ceux que la chute du Mur, à partir de novembre 1989, a permis de sortir du totalitarisme communiste, nous rappellent à cette évidence: l’Europe est une civilisation qui doit être préservée. Appliquer des normes et des procédures comme l’Union européenne le fait depuis trente ans ne suffit pas à répondre à la soif d’identité des peuples. On ne peut pas ignorer cette réalité simplement humaine.
Ces trente années de réunification du continent et d’élargissement de l’UE sont donc d’abord un échec culturel?
La cassure entre l’Europe occidentale et l’Europe centrale ou orientale est évidente. Hier, c’était un rideau de fer politique. Aujourd’hui, c’est un fossé culturel. Les Européens de l’Est ne veulent pas devenir des citoyens de sociétés multiculturelles. Ils veulent préserver l’héritage européen. Je vois bien que, derrière cela, des tentations politiques autoritaires sont aussi à l’œuvre, mais nous devons cesser de regarder ce qui se passe là-bas avec condescendance! J’ai entendu un ancien conseiller de Vaclav Havel, ancien président tchèque et grand défenseur des libertés, me dire qu’il ne souhaitait pas voir sa ville, Brno, devenir «la Marseille de l’Europe de l’Est». Sur le plan du travail, de l’emploi, des opportunités économiques, nos pays attirent la jeunesse de l’Est. Mais pour toute une partie de la population de ces pays, la France n’est plus un phare. Nous sommes devenus un repoussoir. Cela fait partie du bilan de ces trois décennies.
La grande erreur n’a-t-elle surtout pas été de trop croire en l’économie? En une prospérité porteuse, à l’est, de démocratie, de libertés, de convergence culturelle?
Ce que je n’aime pas chez les économistes, c’est qu’ils ramènent tout à leur discipline, à l’étude des marchés, aux statistiques de l’emploi ou de la consommation. Or ce n’est qu’une partie du vécu des populations. Les réactions très vives, aujourd’hui, dans l’ex-Europe de l’Est nous montrent que nous sommes face à un choc de civilisations qui n’est pas soluble dans l’économie! L’immigration et son corollaire, l’émigration, ne sont pas, dans ces pays désertés par leur jeunesse, qu’un facteur de croissance. Les individus ne sont pas des voyageurs sans bagages. Ils ne sont pas interchangeables, comme le prétendent les économistes. Voilà l’erreur qui a été faite. On a oublié que, derrière ces régimes communistes uniformes, cadenassés par l’ex-URSS, se cachaient des identités diverses, une histoire riche, une grande culture, des pans de mémoire douloureuse. Y compris par rapport à l’islam.
Pourtant, les historiens européens abondent. Nous connaissions ces pays. Nous connaissions leur passé. Leurs citoyens, en outre, ne demandaient qu’à voyager après le basculement de 1989, à connaître un autre système, à être libres…
L’Europe de l’Ouest a été traumatisée, et elle le reste, par l’apocalypse nazie. Tout vient de là. Notre partie de l’Europe est sortie de son histoire dans l’espoir de ne pas retomber dans la folie. Les Européens ont voulu ne plus exclure, par peur d’emprunter de nouveau la voie raciste. Nous nous sommes aveuglés pour ne pas voir cette dimension de l’existence qu’est l’identité. On a donc créé – et l’intégration communautaire y a contribué – une sorte d’«homo economicus» européen standard et formaté. Les Européens de l’Est, eux, n’ont pas grandi dans cette obsession de l’apocalypse.
Et l’on voit bien ce qui en résulte. A savoir, entre autres, un retour de l’antisémitisme…
L’antisémitisme reste très fort en Pologne, où il n’a jamais disparu. La Pologne continue de se présenter au monde comme une nation victime et elle ne veut partager ce statut avec personne, fermant les yeux sur le rôle indéniable que l’antisémitisme polonais a pu jouer dans les horreurs de la Shoah. Je suis plus nuancé sur la Hongrie. Si j’avais le courage, je referais une revue comme Le Messager européen, que nous avons publiée de 1990 à 1996. J’irais enquêter sur place. Je n’ai pas de parti pris favorable à l’égard de Viktor Orban, mais je me méfie d’un George Soros qui déteste les nations et plaide pour une transformation globale de l’Europe en une société multiculturelle. J’ai du mal à donner raison, après les crises financières que nous avons connues, à un spéculateur qui se présente comme un parangon de vertu humaniste. C’est cela aussi, l’héritage des trente années qui ont suivi la chute du Mur: les Européens de l’Est ont appris à nous connaître, à débusquer nos mensonges, à décoder nos contre-vérités.
Vous racontez, dans votre livre, vos excès (limités) des années 1970. Vous aviez 19 ans en mai 1968, en pleine tourmente révolutionnaire. L’Europe, à l’époque, a connu des convulsions encore plus fortes que celles survenues depuis 1989, non?
La grande erreur de la génération 68, que nous n’avons pas corrigée ensuite, a été de tourner le dos à l’histoire. Vous vous souvenez de ce slogan barbare «Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi»? C’était aberrant. Un non-sens. 1968 s’est profondément trompé en niant le rôle des maîtres, en oubliant que tous les étudiants d’alors étaient les enfants d’un monde plus vieux qu’eux. On a refait un peu la même erreur en 1989, en considérant que le simple fait de commercer librement était quelque chose de nouveau, de révolutionnaire. J’ai compris, depuis mes errements limités de Mai 68, que le vieux monde n’est pas oppressant. Au contraire. On a confondu le maître qui opprime et le maître qui enseigne. On a fait de l’enseignement un genre nommé «domination». Nous payons encore maintenant le prix de cette catastrophe. C’est pour cela que je me suis détaché de ma tribu générationnelle. Le vieux monde est fragile, périssable, car la transmission a de plus en plus de mal à se faire. Il est de plus en plus difficile d’entendre la musique des morts qui, pourtant, nous façonne. Qu’on le veuille ou non.
Votre musique des morts, c’est celle des camps d’extermination nazis, de votre famille juive décimée. Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’avoir, face à l’islam et aux musulmans, une attitude communautariste?
Je déteste le «cabotinage identitaire». J’essaie donc de ne pas «cabotiner». Je raconte simplement dans mon livre, à la première personne comme l’indique le titre, la manière qui a été la mienne d’être juif. J’ai grandi dans une famille de rescapés, au milieu des ombres. Je n’ai pas été élevé dans la tradition. Pour la génération de mes parents, l’idée de religion, après la guerre, avait quelque chose d’absurde. Je savais que j’étais juif, mais cette judéité, je n’avais pas les moyens de l’incarner. Je m’identifiais au malheur de mes parents. Puis j’ai réalisé qu’on ne porte pas l’étoile jaune de génération en génération.
Ce qui nous ramène à la situation actuelle en France et en Europe. La libre circulation des personnes. Un marché unique que l’on doit défendre face au Brexit. La montée des populismes. Vous avez vous-même été violemment pris à partie par des «gilets jaunes». Cette Europe vous inquiète?
Je ne veux pas me présenter comme une victime. Je dois simplement vivre avec cette dégradation de la vie civique dans mon pays. Mais il ne faut pas tout mélanger. Sur la question de l’islamisme et du voile, qui traverse tout le continent, je me sens très «peuple». Comment peut-on, en France, ne pas s’inquiéter du port du voile quand beaucoup de femmes musulmanes le portent comme un drapeau? Ne sommes-nous pas le pays de Molière? Ne rit-on pas dans nos théâtres du Tartuffe, ce dévot qui demande à cacher «ce sein qu’on ne saurait voir»? Les trente années écoulées depuis la chute du Mur montrent combien le peuple peut être en contradiction avec les élites qui défendaient hier l’ultralibéralisme et s’accommodent aujourd’hui du voile islamique. Le sentiment de dépossession de l’espace public ne doit pas être pris à la légère. Il hante l’Europe de 2019 et constitue le soubassement de beaucoup de réactions populaires.
Lire aussi: «Gilets jaunes»: le philosophe Alain Finkielkraut cible d'injures antisémites
«A la première personne», Alain Finkielkraut (Ed. Gallimard).