Il avait décidé de «sauver la nation», mais la Russie s'est passée de lui. Alexandre Lebed est mort dimanche dans un accident d'hélicoptère en Sibérie. Il venait de fêter le 20 avril son 52e anniversaire. Le gouverneur de Krasnoïarsk se rendait avec plusieurs journalistes et collaborateurs à l'inauguration d'une piste de ski. Son appareil aurait heurté une ligne à haute tension avant de s'écraser, tuant ou blessant grièvement ses 19 occupants. Le climat sibérien semble seul responsable de la mort, des suites de ses blessures, de l'ancien général. Mais la trajectoire de l'homme est trop romanesque pour que l'explication persuade tout le monde: «Dans une région comme Krasnoïarsk, la vie et le sort (...) de groupements et d'individus influents dépendent du gouverneur», expliquait hier le président de la commission de la Défense de la Douma, Alexeï Arbatov, qui se demandait si les causes de l'accident n'étaient pas à chercher du côté des «ennemis» de Lebed.

Alexandre Lebed écrivait dans ses Mémoires que l'être humain «doit vivre d'une belle façon». Cette morale très personnelle, Alexandre Lebed, né de père ukrainien et de mère cosaque à Novotcherkassk, la capitale des cosaques du Don, croit l'appliquer d'abord en rejoignant à 19 ans l'armée qui, lorsqu'elle fonctionne comme il l'entend, incarne selon lui «l'ordre et la beauté». Alexandre Lebed va pourtant découvrir les aspects les plus sales de la guerre, alors qu'il est en Afghanistan en 1981-1982 à la tête du 345e régiment de parachutistes. De cette expérience, puis de la première guerre de Tchétchénie, il tirera l'une des nombreuses formules de son invention qu'il assène volontiers durant ses années de politicien: «La plus mauvaise des paix est toujours préférable à la meilleures des guerres.» C'est d'ailleurs, en refusant, lors du putsch de 1991, de faire bouger sa 14e armée contre Boris Eltsine, qu'Alexandre Lebed devient populaire. L'année suivante, il résout avec poigne un conflit en Transnistrie. La politique – qu'il pratique déjà à l'échelon régional – le tente de plus en plus. En juillet 1995, il démissionne de l'armée et se fait élire en décembre député à la Douma.

D'emblée, Alexandre Lebed se pose en politique avec la brutalité d'un militaire. Le journaliste russe Alexandre Mikine qui tire son portrait dans L'Hebdo en septembre 1996, le décrit comme «un sauvage, une bête fauve» qui «n'agit pas selon les règles, mais en fonction de la situation»; un manque d'habileté politique qui lui coûtera très cher dans la Russie d'Eltsine où l'intrigue est la règle. Alexandre Lebed fait campagne contre le déclin de la Russie, fustige la corruption, la déliquescence de l'armée et ne va pas tarder, fort d'une popularité grandissante due à son franc-parler et à son nationalisme modéré, à briguer la présidence. Au premier tour de la présidentielle de 1996, il se retrouve en position d'arbitre avec 15% des voix dans le duel qui oppose le communiste Guennadi Ziouganov au président sortant. Ce dernier lui promet, en échange de son appui, la direction du Conseil de Sécurité et laisse même entendre qu'il pourrait faire de lui son dauphin. Eltsine réélu l'embauche en effet, mais limite ses pouvoirs et lui confie le diabolique dossier tchétchène. Alexandre Lebed s'en sort et impose en août 1996 les accords de Khassaviourt qui mettent un terme à la première guerre de Tchétchénie.

Accusé de complot et d'avoir bradé les exigences russes en Tchétchénie, sans alliés au Kremlin, il est limogé deux mois plus tard. Lebed se croit encore un destin national. Il prédit sa victoire à la présidentielle 2000 avec 60% des voix. Pourtant, lorsqu'il se fait élire gouverneur de Krasnoïarsk en mai 1998 avec le soutien de Boris Berezovski, il joue son dernier acte. Entre-temps, Vladimir Poutine s'est installé au Kremlin, l'ex-général qui n'a plus désormais face au nouvel homme fort d'espace politique, renonce à son destin présidentiel et à cette «victoire» qui devait «venir tôt ou tard». En août 1995, Alexandre Lebed donnait dans Politique internationale une définition de lui-même qui résumait sa trajectoire politique et explique son échec: «Certains veulent faire de moi un symbole, d'autres une assurance contre l'avenir, mais je suis de ces chats qui aiment se promener seuls.»