En fin d’après-midi, les Algérois adorent se retrouver à Kitani, en bas du quartier populaire de Bab El-Oued. Une promenade en bord de mer, coincée entre l’édifice ronflant de l’Institut national de la musique et la colline d’immeubles blancs aux volets bleus, offre une vue magnifique sur la baie de la capitale. Parsemé de palmiers et de bancs, l’endroit est idéal pour s’adonner, par goût ou par défaut, à une activité répandue: passer le temps.

A la veille d’une élection gagnée d’avance par Abdelaziz Bouteflika, déjà deux fois président et candidat à sa succession, Sayad* égrène les heures canne à pêche à la main. Visage tavelé et moustache jaunie, l’éducateur médical à la retraite évoque les «hauts et les bas» de sa vie à Alger. Le «haut», c’est ici et maintenant. «Regardez, je pêche et nos enfants jouent.» A deux pas, des rires s’échappent d’un manège bigarré. «Croyez-vous que cela était possible il y dix ans pendant la guerre civile?» Il résume un sentiment largement partagé. Même les amers reconnaissent que l’ère Bouteflika a coïncidé avec le rétablissement, certes inachevé, de la sécurité après l’abomination de la décennie de sang et de ses 150 000 victimes.

Côté «bas», il y a bien sûr cette affolante envolée du prix des denrées alimentaires, pomme de terre en tête. Pour le reste, Sayad invoque le poète: «La plus belle femme au monde ne peut donner que ce qu’elle a.» L’Algérie est pour lui cette femme. Il ira voter ce jeudi. A quelques mètres, Hadi, 25 ans, adossé au parapet, ressasse plutôt son désamour de la patrie. «Ça ne tourne pas rond dans ce pays. Rien n’a changé depuis 1962», l’année de la décolonisation, râle l’étudiant en maths. Ses loisirs: fumer de l’herbe et jouer aux cartes. Il se moque de l’élection, il ne vise que l’émigration même s’il doute d’y parvenir. «On est en prison ici, on ne vous donne jamais de visas.» Depuis que le terrorisme islamiste a ravagé le pays, l’Europe filtre strictement les entrées. Le Canada est l’un des seuls pays à ouvrir encore sa porte à certains diplômés.

Hadi est loin d’être le seul à fantasmer l’ailleurs. Certains sont même prêts à risquer la prison ou la mort pour s’exiler sur un esquif de fortune. Le sujet est tabou dans l’Algérie d’Abdelaziz Bouteflika, mais on dit que chaque année, 3000 à 4000 harragas tentent ainsi la traversée de la Méditerranée. Hasni*, un marin croisé au marché de l’Allée, connaît les combines: 350 euros pour une barcasse; 500 euros pour un passeur qui vous fera monter à bord d’un ferry à destination de l’Italie ou de l’Espagne. «Ils ne partent pas pour faire fortune. Ils veulent juste vivre», assure le matelot édenté. Officiellement, le taux de chômage a reculé de 28% en 1999 à 11% de la population active. Dans les faits, 30% des jeunes de 18 à 30 ans, une tranche qui représente les deux tiers de la population, seraient dépourvus d’emploi formel.

Retour à Kitani. Dépenaillé, la cinquantaine tassée, Mohamed s’immisce dans le débat. Provocateur, il revendique son statut de chômeur – «pourquoi travaillerais-je pour une misère?» – et son penchant pour le whisky, une hérésie dans une contrée qui a gravé l’islam au marbre de sa Constitution. Il ne cautionnera pas d’un bulletin dans l’urne «ces ministres qui ne font rien et ont trahi la mémoire des martyrs (ndlr: les combattants morts pour l’indépendance)».

De l’autre coté de la chaussée rapiécée, Fatiha est tenaillée par une colère aussi noire que ses yeux et le voile qui recouvre ses cheveux. Comptable de formation, la jeune femme gagne sa vie derrière le comptoir d’une pharmacie. Elle exclut de voter, comme sa voisine l’opticienne fardée qui n’a jamais cherché à obtenir de carte d’électrice. La réforme constitutionnelle de l’automne 2008 qui a permis à Abdelaziz Bouteflika de solliciter un troisième mandat a été pour Fatiha la dérive de trop. «C’est comme en Egypte ou en Tunisie. On n’a plus de choix!»

Ouled* n’est pas du genre à traîner à Kitani. C’est un «frérot» à la barbe soignée, un pieux, qui lorsqu’il ne pratique pas l’islam, court de l’université de Sciences politiques à son petit boulot d’épicier. Il ne sait pas s’il ira voter ou pas, l’inspiration lui viendra de la prière.

Smaïn, lui, a choisi pour refuge sa famille et la télévision satellitaire. A 44 ans, il est un autre naufragé du marché du travail algérien. Employé dans une entreprise de l’Etat, il était correspondant auprès de l’administration sociale. Un jour, un jeune pistonné a pris sa place; Smaïn a déprimé et s’est retrouvé à la manutention. Depuis, il va au travail «sans son cerveau». En dehors, il l’utilise sans relâche en amoureux de la culture occidentale. Dans un français minutieux, il révèle l’essence du régime algérien: «Nous vivons dans une démocrature.» Pas vraiment une dictature, puisque à peu près chacun ose exprimer ses convictions en public – en Algérie, 70 journaux quotidiens balayent tout le spectre des opinions. Mais certainement pas une démocratie, tant restent épaisse la gangue d’opacité qui entoure le pouvoir et inexistante la possibilité d’une alternative. Smaïn n’ira pas voter.

* Prénoms modifiés