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En reconnaissant l’arrestation et la torture de l’avocat algérien disparu en 1957, dont le fils vit à Genève, Emmanuel Macron relance le débat sur les crimes commis par l’armée française durant la décolonisation

«La mémoire de mon père doit être associée à celle de tous les disparus algériens. Nous n’entendons pas faire cavalier seul.» A Genève où il réside depuis vingt-cinq ans, le docteur Nadir Boumendjel sait le moment historique. Son père Ali Boumendjel hantait, depuis l’indépendance de l’Algérie en juillet 1962, les placards de l’histoire coloniale française. Mort le 23 mars 1957, cet avocat alors âgé de 38 ans incarnait, au plus fort de la bataille d’Alger remportée par les parachutistes du général Massu, la force de la résistance et l’horreur de cette guerre qui acheva, en France, la IVe République et ouvrit la voie, en mai 1958, au retour du général de Gaulle.
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Le fait qu’Emmanuel Macron ait choisi, mardi 2 mars, de reconnaître la responsabilité de son pays dans la disparition de ce juriste engagé au sein du Front de libération nationale (FLN) est donc bien plus qu’une réparation. Le geste rouvre le débat sur les crimes commis en Algérie par les militaires aux ordres de Paris, où le ministre de la Justice à l’époque des faits n’était autre qu’un certain… François Mitterrand. «Le peuple algérien attend aujourd’hui les propositions de la France» complète, au téléphone, Nadir Boumendjel dont les enfants, établis à Paris, ont été reçus à l’Elysée.
8000 parachutistes
Le communiqué présidentiel de mardi dit à la fois la mécanique de l’horreur qui prévalait alors à Alger et l’ampleur du débat mémoriel. Ali Boumendjel ne s’est pas «suicidé» en se jetant du sixième étage d’un immeuble du quartier d’El Biar à Alger, un mois et demi après son arrestation le 9 février 1957, à la suite de la loi martiale et de l’entrée dans la ville de 8000 parachutistes chargés de mettre, coûte que coûte, fin à l’épidémie d’attentats du FLN.
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Sa mort, après qu'il a été torturé, a été orchestrée par l’exécuteur des basses œuvres de la République: le général Paul Aussaresses (décédé en 2013), chef de son service de renseignement, également responsable de la disparition de Larbi Ben M'hidi, l’un des fondateurs du FLN. Un crime dont la reconnaissance, recommandée par le récent rapport de l’historien Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie, pourrait être suivie par d’autres: «La génération des petits-enfants d’Ali Boumendjel doit pouvoir construire son destin loin des deux ornières que sont l’amnésie et le ressentiment», justifie le communiqué présidentiel. Lequel recommande «d’avancer sur la voie de la vérité, la seule qui puisse conduire à la réconciliation des mémoires».
«Un acte de barbarie»
Cette initiative d’Emmanuel Macron trahit surtout sa volonté de refermer une parenthèse générationnelle, lui qui est né en 1977, quinze ans après les accords d’Evian du 18 mars 1962 qui mirent fin au conflit. En septembre 2018, l’actuel chef de l’Etat français avait déjà reconnu, «au nom de la République française», la torture et l’exécution du mathématicien Maurice Audin, disparu le 11 juin 1957, peu de temps après la mort d’Ali Boumendjel.
Il avait surtout, comme candidat à l’Elysée, bousculé l’élite politique hexagonale en février 2017 en dressant, lors d’une visite à Alger, le tableau d’un pouvoir colonial coupable: «Je pense qu’il est inadmissible de faire la glorification de la colonisation […] Jamais vous ne m’entendrez tenir ce genre de propos. J’ai toujours condamné la colonisation comme un acte de barbarie. Je l’ai fait en France, je le fais ici», avait-il déclaré. Et de poursuivre: «La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Cela fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes.»
En 2001, la polémique
Dès 2001, Nadir Boumendjel, le fils de l’avocat assassiné, avait mis l’armée française devant ses responsabilités. La publication du livre de Paul Aussaresses Services spéciaux: Algérie 1955-1957 (Fayard) l’avait ulcéré: «Mon père mesurait 1 m 83 et pesait près de 100 kg, nous répète-t-il. Il a été gardé pendant 43 jours dans les geôles de ces services. D’après les médecins de la famille qui ont reconnu son corps à l’Hôpital Maillot, après son prétendu suicide, il ne pesait pas plus de 30 kg et était couvert d’ecchymoses. Voilà la vérité.» Mais la polémique engendrée par ce récit glaçant avait alors fait long feu. Le président Jacques Chirac, autrefois lieutenant en Algérie, avait juste retiré sa Légion d’honneur au général tortionnaire, inquiet des conséquences électorales d’un tel geste auprès des électeurs de droite, encore très sensibles sur ce sujet du passé algérien de la France.
Vingt ans plus tard, Emmanuel Macron estime, lui, venue l’heure d’une nouvelle étape. Une centaine de dossiers d’archives sur des disparus algériens ont d’ailleurs été ouverts en avril 2020. Une manière de laisser l’extrême droite et sa candidate, Marine Le Pen, se dépêtrer avec ce passé sanglant. Tandis que lui mise sur le soutien des jeunes électeurs français et franco-algériens, héritiers amers de cette funeste aventure coloniale.
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