Alliance opportuniste des ultra-nationalistes à Kiev
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Le patriotisme ukrainien grandit à la faveur des manifestations. Il cimente l’alliance entre les trois formations de l’opposition

Stepan abandonne la cagoule noire qui le protège contre la morsure du froid. Comme 300 autres anciens combattants ukrainiens, il a rejoint les rangs des protestataires à Kiev. Sympathisant du parti ultranationaliste Svoboda («liberté» en ukrainien), il chante des slogans en faveur de l’Europe. Trois formations d’opposition mènent désormais le bal de la contestation, leur union improbable tient grâce à leur objectif commun, mais aussi à un projet patriotique: sauver l’Ukraine. Mais leur alliance, celle de la carpe et du lapin, pourrait ne pas résister aux tractations politiques en vue d’une transition à la tête du pays.
Des dizaines de tentes ont poussé sur la place de l’indépendance dans la nuit de dimanche. Chacune est surmontée par les drapeaux des partis et des associations, les plus nombreux étant ceux des trois principales formations de l’opposition: le parti de Ioulia Timochenko, emprisonnée; le parti Oudar de l’ancien boxeur Vitali Klitschko et le parti Svoboda d’Oleg Tiagnibok. En discussion avec des jeunes manifestants, Stepan laisse de côté les questions qui fâchent et parle d’intérêt national pour sortir le pays des griffes russes. Il arbore le sigle de l’Upa, une guérilla ukrainienne antisémite active durant la Deuxième Guerre mondiale et coupable de terribles massacres. Pour son interlocuteur, Bogdan, cette référence n’est pas scandaleuse: «Nous ne sommes pas fascistes, mais cet épisode fonde notre identité nationale, Stepan Bandera, le chef de l’Upa, est un héros national.» Bogdan vient de Lviv, où l’Upa est populaire, mais Stepan est originaire des environs de Kiev.
Bogdan se défend d’appartenir à un parti politique: «Les partis ont perdu leur crédibilité. Ils sont tous corrompus et intriguent pour garder leurs privilèges. Il leur faut regagner la confiance qu’ils ont perdue.» L’hymne national est une fois de plus chanté sur la tribune, Bogdan, Stepan et la foule autour reprennent comme un seul homme, la main sur le cœur. Pour Anatolly Khomenko, politologue dans une société de conseil basée à Kiev, ces démonstrations patriotiques répondent à une quête nationale d’identité: «L’imaginaire nationaliste qui était présent dans l’ouest du pays, notamment à Lviv, et dont le parti Svoboda faisait son fonds de commerce, se transforme en un sentiment patriotique et surtout se répand à travers le pays.»
«Jusqu’à maintenant, être Ukrainien était une revendication ethnique et linguistique, qui excluait les russophones. Mais un sentiment d’appartenance nationale est en train de naître», explique Anatolly Khomenko. De manière significative, le mouvement révolutionnaire gagne des régions d’Ukraine, perçues comme pro-russes: «A Odessa, le conseil régional, dirigé par un membre du Parti des régions, a refusé la semaine dernière de voter une motion de soutien au [président] Viktor Ianoukovitch.»
Les enjeux de la mobilisation dépassent le rapprochement vers l’Europe. Ils concernent désormais des valeurs et un modèle de société. «L’alternative est de vivre en Biélorussie, ou de pouvoir jouir de droits fondamentaux», analyse Anatolly Khomenko. Aux yeux d’une majorité de manifestants, l’Europe n’est pas un projet concret, mais un symbole, celui du respect des droits de l’homme, d’un modèle de développement qui mène à la prospérité et garantit une redistribution des richesses, d’une gouvernance qui exclut corruption et népotisme.
La transition post-soviétique est un long processus que l’Ukraine n’a pas achevé, selon Anatolly Khomenko: «Sur le plan économique, les privatisations sont bientôt réalisées, mais la libre concurrence est biaisée par la captation des oligarques. Politiquement, les changements structurels ont été effectués mais il n’y a pas encore de vrais partis. Enfin, la société civile était pratiquement inexistante. A travers cette mobilisation, plus forte que celle de la Révolution orange, les Ukrainiens découvrent leurs responsabilités de citoyens. Et, contrairement à ce qu’ils ont fait en 2004, ils ne veulent pas les déléguer aux responsables politiques.»
Les trois partis ont neutralisé leurs messages. Ils en appellent au sentiment national mais prennent garde de ne pas parler de politique. Le parti Svoboda, connu pour un programme anti-européen de repli ethnique et identitaire, fait mine de souscrire à un rapprochement avec l’UE. «Il existait en marge de la scène politique, l’alignement sur les positions de l’opposition lui donne une audience supplémentaire», décrypte Anatolly Khomenko. Les trois leaders se retrouvent ensemble sur la scène, sans désaccord apparent. Cela durera tant que Ianoukovitch restera l’ennemi à abattre.
La mobilisation dépasse les enjeux européens, elle concerne des valeurs et un modèle de société