Sur le front oriental libyen, de Benghazi à Ras Lanouf, il est parfois arrivé, au début de la guerre, de poser incidemment la question à un jeune combattant: «Que penses-tu d’Oussama?»
La réponse, agrémentée d’un regard vaguement interloqué, fut toujours la même: «Quel Oussama? De qui parles-tu? – Ben Laden… – Ben Laden?! Je n’en pense rien. Je ne sais pas. Pourquoi poses-tu la question?»
Il fut vite évident que la question ne se posait pas davantage à un combattant libyen un peu rustique, faisant ses cinq prières quotidiennes, qu’à une jeune femme branchée de la place Tahrir au Caire.
La rébellion libyenne s’est d’ailleurs empressée de féliciter Washington pour la mort de Ben Laden, ajoutant que «ce serait un grand cadeau si les Etats-Unis tuaient Kadhafi». Pour beaucoup de jeunes Arabes aujourd’hui, les dictatures, qu’elles soient islamiques ou laïques, et les mouvements djihadistes sont deux symptômes du passé. Des has been, incapables de comprendre le monde moderne et les aspirations à la liberté.
Durant une décennie paradoxalement marquée par l’expansion du djihadisme, l’échec idéologique de Ben Laden était déjà perceptible, en Afghanistan ou en Irak, et a fortiori au-delà de ces contrées ravagées par la guerre. Sur les fronts afghans à l’automne 2001, que ce soit avec les moudjahidin tadjiks panshiris devant Kaboul ou avec les combattants pachtounes à Kandahar, la haine d’Oussama ben Laden était forte. Il était l’étranger, l’Arabe, le fauteur de troubles. Pour certains, l’assassin de leur héros, le commandant Massoud. Pour tous, celui qui, en portant le feu à New York et à Washington, attirait sur leur pays la colère américaine, la perspective d’une nouvelle guerre.
Le seul intérêt du 11 septembre fut, pour ces combattants anti-talibans, de vaincre enfin les hommes du mollah Omar. Mais aucun ne comprenait qu’un homme accueilli en Afghanistan, et se disant homme d’honneur et de foi, puisse délibérément attirer sur ses hôtes les B-52 américains.
Un soir, dans un poste avancé de la plaine de Shomali, un moudjahid âgé d’une vingtaine d’années, Sultan, avait découvert avec stupéfaction le numéro spécial d’un magazine sur le 11 septembre, avec en une les ruines fumantes du World Trade Center, traînant dans la poche du sac à dos. Il avait évidemment entendu parler des attentats de New York et de Washington à la radio, mais n’avait pas encore vu les images de l’Amérique attaquée.
«Cet Oussama, c’est quand même quelque chose…» avait-il simplement dit, en lâchant une sorte de sifflement admiratif. Parce qu’un général sans armée qui envoie 19 hommes armés de cutters attaquer la première puissance militaire mondiale et obtient un tel résultat déclenche évidemment chez certains une sorte d’admiration, de respect. C’est le mythe de David contre Goliath. «Bon, ça ne va pas nous empêcher de trancher la gorge à ces infidèles» d’Al-Qaida, avait conclu Sultan, déterminé à profiter de l’aide américaine pour «libérer» l’Afghanistan des djihadistes arabes.
A Kaboul, à Jalalabad, à Kandahar, les Afghans s’étaient réjouis du départ des hommes d’Al-Qaida. Les rares commentaires positifs sur Oussama ben Laden n’évoquaient jamais l’idéologie ni le programme d’Al-Qaida, mais juste l’action de «résistance» du djihadiste saoudien. Résistance à l’occupation russe de l’Afghanistan auparavant, résistance à la domination supposée des Etats-Unis sur le monde ensuite. Le mythe du guérillero.
Al-Qaida avait bien sûr des partisans, parmi les talibans, et certains ont accompagné leurs frères en djihad au Pakistan, où ils ont reconstitué leurs forces et ont plus tard relancé le combat, l’armée américaine et ses alliés de l’OTAN ayant entre-temps débarqué en Afghanistan. Mais jamais la révolution djihadiste internationale proposée par Al-Qaida n’a été une lame de fond au sein de la société afghane.
En Irak, l’échec d’Al-Qaida fut d’une certaine manière encore plus cuisant, car les Etats-Unis de George Bush ont, par leur comportement, leur agression, et leurs crimes, de Falloujah à Abou Ghraib, offert la jeunesse sunnite irakienne à Al-Qaida sur un plateau. Mais, là aussi, seul l’esprit de résistance à l’armée américaine a pu séduire. Jamais les valeurs prônées par Al-Qaida. Lorsque l’organisation djihadiste a un temps contrôlé Falloujah et certains villages de la province d’Al-Anbar, ce fut surtout par la terreur.
La branche irakienne d’Al-Qaida, commandée par le djihadiste jordanien Abou Moussab Al-Zarqaoui, a par ailleurs poussé très loin la logique consistant à tuer mille fois plus de musulmans que d’Américains et autres «infidèles». Zarqaoui a consacré l’essentiel de son énergie combattante à tuer des chiites par milliers et à commettre des attentats contre des civils irakiens. Cela a finalement incité les combattants sunnites à retrouver le chemin d’un combat plus strictement nationaliste, voire à s’allier avec les Etats-Unis pour chasser Al-Qaida du pays.
Malgré ces guerres perdues, la menace djihadiste devait être prise au sérieux depuis dix ans, et devra sans doute l’être encore pendant des années. Car, dans le monde musulman, de la Mauritanie à l’Indonésie, l’idéal djihadiste a progressé. Les combattants sont plus nombreux qu’en 2001 et, même si la base principale reste le Pakistan, ils sont dispersés dans davantage de pays. La menace reste par ailleurs réelle aussi dans le monde occidental, et n’est que rarement due aux djihadistes venus d’ailleurs. Les pays occidentaux n’ont été «infiltrés» que deux fois, par des islamistes algériens, en France, dans les années 1990, et par les djihadistes du 11 septembre, aux Etats-Unis, en 2001: les dizaines d’autres attentats ou projets d’attentats islamistes identifiés dans le monde occidental depuis vingt ans sont tous le fait de jeunes musulmans ou convertis vivant déjà en Occident.
La menace islamiste devait aussi être prise au sérieux parce que le monde arabe semblait être figé, n’offrant aucune perspective d’avenir à sa jeunesse. C’est cette idée qui est en train d’être spectaculairement balayée depuis le mouvement tunisien de décembre 2010. C’est pour cela que la jeunesse arabe en révolte a, quelques mois avant qu’une balle américaine ne le tue dans sa villa d’Abbottabad, signé la première mort de Ben Laden.
Wael Ghonim, la figure la plus célèbre de la révolution égyptienne, cadre de Google et créateur de la page Facebook «We Are All Khaled Said», qui a lancé l’idée de la première manifestation, place Tahrir, le 25 janvier, a écrit ce tweet en apprenant la mort d’Oussama ben Laden: «2011 est une année qui va marquer l’Histoire. Nous ne sommes qu’au mois de mai, et tout cela s’est déjà produit: Tunisie, Egypte, Libye, Yémen, Syrie, et maintenant OBL.»
Pour un Wael Ghonim, Ben Laden est autant un symbole du passé et de l’oppression que Ben Ali, Moubarak ou Kadhafi. Wael Ghonim pense aux libertés, à la démocratie, aux droits de l’homme et au libéralisme, et n’a sans nul doute jamais lu ou écouté, même par curiosité, le moindre discours sur le djihad et le califat rêvé par Ben Laden et ses compagnons.
Al-Qaida est peut-être loin d’être morte, d’un point de vue opérationnel, mais l’organisation est fortement marginalisée par les révolutions arabes. En cinq mois, les jeunes de Tunis, du Caire et de Benghazi ont probablement plongé les djihadistes dans un abîme de perplexité.
Ben Laden n’a jamais fait tomber un gouvernement. Eux ont déjà obtenu la tête de Ben Ali et de Moubarak, et donnent des cauchemars aux dirigeants libyen, yéménite ou syrien. Oussama ben Laden est mort comme il le souhaitait peut-être, en martyr, tué par un «infidèle». Mais sa révolution est morte comme il ne l’avait sans doute pas imaginé dans ses pires cauchemars, tuée par une jeunesse qui défend des valeurs universelles – et plutôt d’origine occidentale – de liberté.
Ben Laden a finalement été assassiné deux fois. Par un soldat américain anonyme des Navy Seals, et par tous ces Wael Ghonim qui l’enterrent aujourd’hui dans la même tombe que ses pires ennemis.
Ben Laden est autant un symbole du passé et de l’oppression que Ben Ali, Moubarak ou Kadhafi