Promesse de transparence
Depuis l’affaire George Floyd, décédé en mai 2020 asphyxié sous le genou d’un policier blanc, une vague d’indignation sans précédent a traversé les Etats-Unis. Les appels à de nouvelles réformes policières se sont multipliés. Mais qu’est-ce qui a vraiment changé depuis, au-delà d’une plus grande prise de conscience du problème qui ravage la société américaine depuis des décennies?
Au niveau local, des corps de police ont subi des réformes, entre sensibilisations au racisme, plus grande mixité lors des engagements et appuis psychologiques. Des mesures concrètes ont été adoptées, comme l’interdiction pour les policiers de recourir à des prises d’étranglement – c’est notamment le cas à New York, ou à Minneapolis, la ville où George Floyd a été tué – ou de tirer depuis des voitures. Surtout, les bodycams, ces caméras corporelles que les policiers portent sur eux et doivent déclencher lors d’intervention, se sont généralisées. Mais avec quels résultats?
Les réflexes de citoyens filmant des scènes d’arrestation et les réseaux sociaux ont contribué à rendre les dérapages policiers beaucoup plus visibles. Le recours aux bodycams est revendiqué, par souci de transparence. Parfois aussi pour protéger les policiers dont les actions seraient jugées trop vite. Mais quand des agents de police sont fautifs et ont recouru à un usage excessif de la force, les autorités sont parfois réticentes à rendre trop vite les images publiques, craignant que cela puisse entraver les enquêtes ou mettre en danger les policiers concernés.
Dans l’affaire Lewis, les images, diffusées quelques heures seulement après le drame, montrent clairement trois agents de police blancs, avec un chien, entrer dans une chambre et un policier presque immédiatement tirer sur le jeune, pour lequel ils avaient un mandat d’arrêt. Donavan Lewis était en train de se réveiller, mais il n’était pas armé: il avait seulement une cigarette électronique avec lui. Après le drame, le maire de la ville de Columbus a très vite promis une «totale transparence» pour élucider les circonstances du «décès tragique de Donovan Lewis».
Qui veut publier et quand?
La question de la diffusion de ce type d’images reste centrale et devient souvent une affaire politique. Les règles sont très différentes selon les Etats. Dans la plupart des Etats américains, les séquences filmées par les caméras corporelles sont soumises à une diffusion publique et les chefs de police ou maires peuvent décider à tout moment de les partager. Mais dans d’autres Etats, ce n’est pas le cas, ou alors cela nécessite d’abord une ordonnance de tribunal. Même si la demande vient du chef de la police. De quoi ralentir sensiblement les enquêtes.
A New York, une étude pilote a été menée pendant un an sur le recours aux images des caméras corporelles des policiers. Avec des résultats, publiés fin 2020, mitigés. Ces caméras permettent de réduire les interpellations jugées arbitraires, qui alimentent des accusations de préjugés raciaux. Car, selon l’étude, les agents qui portaient ces dispositifs ont signalé près de 40% de contrôles et fouilles supplémentaires par rapport à ceux qui ne les portaient pas. Agissant comme moyen de surveillance, ces caméras forcent ainsi à une plus grande transparence, alors que la politique du «stop-and-frisk», qui vise souvent les minorités, est l’objet de nombreuses critiques.
Les agents équipés ont aussi fait l’objet de 21% de plaintes en moins que ceux qui ne l'étaient pas. Ces caméras peuvent les protéger de plaintes non justifiées. En revanche, elles n’auraient pas d’influence significative sur les arrestations, l’usage de la force par les officiers, le signalement des crimes et des disputes domestiques ou l’attitude du public envers la police. Une étude menée à Washington sur plus de 2200 policiers est arrivée à des conclusions similaires: peu d’effets ont été constatés sur le comportement des agents. Selon le Bureau of Justice Statistics, un examen complet de 70 études sur l’utilisation de ces caméras aboutit aux mêmes conclusions: elles ne constituent de loin pas une panacée face à la violence policière.
Michael Brown et Eric Garner, en 2014
Une vague de réformes policières était déjà apparue après la mort, le 9 août 2014, de Michael Brown, un Afro-Américain de 18 ans, à Ferguson (Missouri). Le policier qui l’a tué en tirant six coups de feu n’avait pas de caméra corporelle. Accusé de meurtre, il n’a pas été inculpé. Quelques jours plus tôt, le 17 juillet 2014, c’est la mort d’Eric Garner, à New York, qui avait choqué une partie du pays. Il est mort asphyxié, plaqué au sol par un policier, alors qu’il avertissait: «Je ne peux pas respirer.» Le policier, en civil, ne pouvait pas porter de caméra. Mais ses collègues en uniforme n’en avaient pas non plus. Par contre, des passants ont filmé la scène, garantissant ainsi qu’elle ne tombe pas dans l’anonymat. Le policier concerné a uniquement fait l’objet d’un renvoi… cinq ans après le drame.
«Les caméras corporelles portées par les policiers constituent bien l’une des réformes les plus vastes mises en œuvre à travers les Etats-Unis depuis 2014», souligne Mary Fan, professeur de droit à l’Université de Washington. Mais elle confirme également que des Etats rendent encore la divulgation publique des images difficile: «Les Etats ont adopté des approches variées en matière d’accès aux vidéos de la police. Parmi les exemples de politiques plus restrictives, on peut citer celles de la Caroline du Nord, de la Caroline du Sud et de la Louisiane.»
Des vidéos partielles
La temporalité de la diffusion des images joue un rôle. La manière dont elles sont révélées, également: certaines vidéos ne sont que partielles et pas dévoilées dans leur intégralité. Ce qui contribue souvent à nourrir des soupçons sur ce que la police aurait à cacher.
Geoffrey P. Alpert, expert en maintien de l’ordre et professeur de criminologie à l’Université de Caroline du Sud, rappelle l’ampleur de la tâche: si les bodycams sont utilisées dans les 50 Etats, certaines des 18 000 unités de police n’en profitent pas. «De nombreuses réformes ont été suggérées par des groupes de réflexion nationaux et locaux, des services de police et des organismes tels que l’Association internationale des chefs de police ou The Police Executive Research Forum, ajoute-t-il. Nombre de ces réformes sont axées sur des techniques visant à désamorcer ou à ralentir les confrontations, à utiliser des niveaux de force inférieurs lorsque cela est possible et à gérer les personnes en situation de crise. Certaines d’entre elles sont adoptées par un grand nombre des 18 000 services de police, mais beaucoup ne le sont pas. L’un des principaux enjeux est de s’assurer que tout changement ou toute modification dans une organisation policière comprend des règlements, de la formation, de la supervision et de la responsabilisation.»
Les caméras corporelles peuvent exercer une pression sur les policiers. Mais elles ne constituent de loin pas un remède miracle contre les abus. Le fait d’imposer le port de bodycams, de demander aux policiers de les enclencher lors d’interventions, et de veiller à ce que ces vidéos soient scrupuleusement examinées permet de mieux analyser certaines arrestations contestées. Mais l’efficacité de ces caméras dépend surtout de la volonté de la hiérarchie de la police ou des autorités compétentes de les utiliser et de les partager. Et sur ce plan, il y a encore beaucoup de progrès à faire. En 2019, une étude révélait qu’aux Etats-Unis les Noirs ont encore 2,5 fois plus de risques d’être tués par la police que les Blancs.