En Californie, «le courroux de la nature»
États-Unis
L’Etat de l’Ouest américain est ravagé par des incendies spectaculaires qui ont détruit plus de 530 000 hectares. Déjà touchés par la crise du Covid-19, certains déplacés craignent de perdre leur emploi, faute de pouvoir télétravailler

Quand Mike Hansen a dû évacuer à 2h30 sa maison de Vacaville (Californie), sa valise était prête depuis des mois. L’incendie Tubbs, en 2017, puis celui baptisé Kincade, en 2019, sont passés suffisamment près de sa demeure, située dans une zone rurale à une heure au nord de San Francisco, pour qu’il envisage de quitter les lieux. Il a depuis opté pour une meilleure assurance et rassemblé toute sa paperasse dans une pochette gardée dans l’entrée à côté d’un kit d’urgence, de ceux que les Californiens achètent tout prêts au supermarché pour se préparer à l’éventualité d’un séisme.
Au son des sirènes de la police, le 19 août, ce retraité de 69 ans s’est frayé un chemin dans la fumée pour ouvrir l’enclos des chevaux, se demandant où ils pourraient bien aller. Puis, en montant dans sa voiture sous un ciel rougeoyant, il s’est tout d’un coup demandé où se rendre lui-même. Sur la route, les panneaux lumineux indiquaient encore, comme chaque jour depuis le mois de mars: «Lavez-vous les mains, restez chez vous.» Dans le plan d’urgence imaginé avec son épouse, ils iraient soit au motel soit chez des amis, deux options que la pandémie a rendues peu envisageables. Le couple a donc attendu sur un parking, à quelques dizaines de kilomètres, que le feu fasse son travail. Dès midi, ils sont revenus en contournant le barrage policier par une route qu’ils connaissent bien, après trente-deux années passées sur cette colline. La terre était brûlante, la maison fumait et les chevaux étaient miraculeusement là, les yeux rougis, près de leur mangeoire calcinée.
«Le mois terrible»
Voilà une semaine que Mike Hansen et sa femme dorment sur un lit de métal qu’ils ont extrait des décombres, le traînant entre le montant de la cheminée toujours debout et le squelette de la machine à laver. «A la belle étoile», disent-ils avec un sourire triste, même si la fumée encore épaisse ne leur permet d’en apercevoir aucune. Mardi, des amis inquiets sont venus installer dans le jardin noirci un mobile home immaculé, faute d’avoir convaincu les Hansen de venir se réfugier chez eux. «Ça brûle de tous les côtés, résument-ils. Et c’est parti pour durer.»
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Depuis que le 15 août près de 11 000 éclairs se sont abattus sur la Californie en moins de 72 heures, déclenchant 367 incendies, la situation a empiré de jour en jour et plus de 530 000 hectares ont brûlé. Les deux foyers majeurs, le SCU Lightning Complex au sud-est de San Francisco et le LNU Lightning Complex au nord de la ville, sont devenus les deuxième et troisième plus importants de l’histoire de l’Etat. Cette catastrophe survient alors que la saison des feux n’en est qu’à ses débuts, le pic étant habituellement attendu à l’arrivée des vents d’automne. Elle vient surtout frapper la Californie à un moment où l’Etat est particulièrement vulnérable, encore plongé dans la lutte contre l’épidémie de Covid-19 après une reprise spectaculaire de l’augmentation du nombre de cas à partir de la mi-juin. Alors que 625 incendies sont en cours et que 240 000 personnes ont été déplacées à cause des feux, cet empilement de désastres met les Californiens à rude épreuve. Ils ont déjà surnommé août «le mois terrible», dans une année 2020 qui ne l’est pas moins.
Hôpital de campagne
A Boulder Creek, au cœur de l’incendie CZU Lightning, le troisième foyer le plus important, situé au sud de San Francisco, les flammes lèchent les deux côtés de la route sinueuse. Le village construit au milieu de séquoias géants donne l’étrange impression d’être préparé pour une fête: les habitants ont laissé des guirlandes allumées sur leurs terrasses pour aider les pompiers à repérer les bâtisses malgré les cendres et la fumée.
A quelques kilomètres de là, le camp de base des premiers secours, à Scotts Valley, a des airs d’hôpital de campagne. Le port du masque est obligatoire et on y circule à sens unique, en suivant un parcours fléché ponctué de stations proposant gel hydroalcoolique et lingettes désinfectantes. Le briefing des pompiers se fait matin et soir par écrans interposés. La cantine s’est réorganisée pour distribuer plutôt des repas individuels et des tentes sont dispersées sur la pelouse afin d’éviter que les camions-couchettes n’atteignent leur capacité maximale. «L’épidémie de Covid-19 ajoute de la complexité logistique, explique Christine McMorrow, de l’agence officielle de lutte contre les incendies, Cal Fire. Les pompiers vivent et travaillent dans la promiscuité. Nous faisons très attention à ce que les équipes ne se mélangent pas, et nous surveillons de près l’apparition d’éventuels symptômes.» Les incendies étant particulièrement épars cette année, la Californie a été à court de pompiers dès les premiers jours, et les plus de 15 000 recrues mobilisées sur la ligne des feux ne suffisent pas. Le gouverneur Gavin Newsom a dû faire appel à 575 camions venus d’une dizaine d’Etats américains, et du renfort a même été envoyé depuis l’Australie et le Canada. Les pompiers éreintés, après des journées de travail atteignant 48, voire 72 heures d’affilée, rentrent au camp dans la hantise de tomber malades, conscients qu’un cas, même isolé, pourrait entraîner le retrait d’une équipe entière, composée de 12 à 17 personnes.
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A Santa Cruz, les centres d’hébergement ne sont pas pleins, mais certains déplacés préfèrent rester dans leurs véhicules en bordure de la plage ou sur des parkings de supermarché. «Ça fait des mois qu’on doit rester chez nous pour ne pas attraper le virus, et tout d’un coup, il faut s’agglutiner dans un gymnase avec des gens qui toussent et qui reniflent», lance Richard Reyes, 62 ans. Il a dormi quatre nuits dans sa voiture avec ses trois chiens avant de «craquer» et de s’inscrire à contrecœur dans un abri à l’orée de la ville. Il passe ses journées assis dans son pick-up, les vitres fermées recouvertes de papier aluminium pour avoir moins chaud, à attendre qu’une connaissance qui a refusé d’évacuer lui donne des nouvelles de sa maison de Felton via l’application de voisinage Nextdoor. Il a du mal à ne pas penser aux gicleurs anti-incendie installés dans sa maison lors de sa construction, en 2015. «La prochaine fois, il faudra que je prenne la gamme au-dessus», prévoit-il, ne sachant trop si c’est là une pensée optimiste ou fataliste.
Nappe de fumée
Beaucoup de déplacés aimeraient retrouver un semblant de normalité en amenant leurs enfants à l’école. Mais dans la plupart des comtés de Californie, les établissements n’ont pas rouvert depuis le début de l’épidémie. Au centre d’évacuation de Watsonville, un bénévole que les enfants appellent «l’oncle Keith» a promis de leur faire visiter demain sa «ménagerie» – une grange où les déplacés des fermes alentour sont venus entasser leurs chevaux, poules, paons ou perroquets. Autour d’une camionnette équipée d’un répéteur wi-fi, les adultes font la queue pour recharger leurs appareils électroniques, se préparant à une énième journée de télétravail, qu’ils assureront, cette fois, depuis la tente ou le coffre de la voiture. «Perdre sa maison maintenant, c’est perdre son lieu de vie en même temps que son lieu de travail, déplore Lori McCammon, une évacuée de Scotts Valley, qui travaille comme employée de bureau. Vu le contexte économique actuel, ce n’est vraiment pas le moment de perdre aussi son emploi.»
San Francisco, la ville devenue fantôme pendant le confinement, tentait tant bien que mal de reprendre vie, les commerces relançaient petit à petit leur activité, notamment à l’extérieur. Mais depuis dix jours, la métropole, entourée d’incendies sur trois côtés, est de nouveau désertée. Les tours sont enfermées dans une nappe de fumée qui, à la différence du brouillard, ne se lève jamais. Plusieurs fois par jour, les habitants doivent troquer le masque chirurgical ou en tissu, dont le port est obligatoire, pour un respirateur N95, recommandé pour se protéger de la fumée. En début de semaine, la qualité de l’air était quatre fois plus mauvaise dans la baie de San Francisco qu’à Pékin ou à New Delhi.
Parfum d’exode
La région de la baie attend fébrilement des nouvelles des joyaux naturels – parcs et réserves – où tant de locaux ont trouvé du réconfort pendant le confinement. Les autorités ont toujours veillé à les laisser accessibles, quitte à mettre en place des quotas ou à retracer les sentiers. Au nord, les falaises qui surplombent les plages interminables de Point Reyes sont en flammes, tandis que, au sud, les troncs des arbres centenaires de Big Basin, le plus vieux parc d’Etat de Californie, se consument à feu lent. Ces pertes annoncées contribueront-elles à renforcer le parfum d’exode qui s’est répandu à San Francisco avec la pérennisation du travail à distance? Beaucoup d’employés ont déjà déménagé vers des zones où la vie est moins chère, faisant chuter le prix des loyers de 11% par rapport à août 2019.
Depuis ses décombres de Vacaville, Mike Hansen fait remarquer que les incendies sont cette année venus du ciel, sous forme d’éclairs, comme un «rappel du courroux de la nature» envers nos modes de vie démesurés. Difficile de dire, comme pour le Camp Fire qui a détruit Paradise en 2018, que la compagnie électrique PG & E aurait dû mieux entretenir ses lignes à haute tension. Ou qu’il suffirait, comme l’a affirmé Donald Trump lors d’un événement de campagne en Pennsylvanie le 20 août, de davantage ramasser les feuilles et les branches cassées. Quand il a retrouvé ses chevaux en vie, le retraité de Vacaville a plutôt eu envie de leur demander pardon. «Je vais reconstruire ma maison ici même, assure-t-il. Mais elle sera plus petite. Et tout fonctionnera à l’énergie solaire.»