Le chef d’état-major des armées américaines dit qu’il n’aurait «pas dû être là»
L’équilibre des pouvoirs (2/5)
Général quatre étoiles, Mark Milley est apparu aux côtés du président à Washington, semblant lui servir de caution face aux manifestants. Mais il a pris ses distances

Tout au long de cette semaine, «Le Temps» présente les femmes et les hommes qui joueront un rôle crucial au cœur des institutions américaines après l’élection présidentielle du 3 novembre.
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On peut être l’officier le plus haut gradé des Etats-Unis, avoir le torse recouvert de distinctions et de médailles et se trouver dans une impasse. Le général quatre étoiles Mark Milley est à la fois un (très) dur à cuire et un homme capable d’écouter les autres, de moduler ses discours selon son interlocuteur, pour s’adresser aux dirigeants afghans ou à ses collègues africains.
Mais, après plus de quarante ans de carrière militaire, le chef d’état-major des armées américaines a un problème. Il donne tous les signes de ne plus supporter son chef direct. Un problème d’autant plus grave que ce chef s’appelle Donald Trump et qu’il est président des Etats-Unis, au moins encore pour quelques semaines.
Tant d’oublis…
Oubliées les heures de gloire, les honneurs partagés dans les plus illustres unités combattantes de l’Amérique, au service par exemple de la 82e division aéroportée (en Irak) ou aux commandes de la 10e division de montagne (en Afghanistan)! Au grand désarroi du militaire, sa figure trapue est désormais associée à un autre événement beaucoup moins glorieux.
C’était le 1er juin dernier: sortant de la Maison-Blanche, Donald Trump traverse le Lafayette Square qui vient d’être violemment débarrassé de ses manifestants, puis, arrivé devant une église, la St. John’s Episcopal Church, il brandit une Bible en promettant de garder les Etats-Unis «beaux et sûrs» («nice and safe»). Aux côtés du président, afin de mieux accomplir la mission: diverses personnalités de l’administration américaine, sa fille Ivanka transportant un élégant sac à main, ainsi que le général Milley, en tenue de camouflage.
Quelques jours plus tard, s’adressant à une classe de futurs officiers, Mark Milley confirme sa réputation d’un homme qui n’a pas la langue dans sa poche. Se disant outré par le meurtre «brutal» de George Floyd, tué par un policier le 25 mai, il se place résolument du côté des manifestants pacifiques, dont il comprend «la peine, la frustration et la peur», et dont il se dit «fier».
Le racisme et l’injustice, dit-il encore, ont été présents pendant des siècles dans l’histoire américaine, et l’armée, tout particulièrement, a encore du pain sur la planche pour vaincre les inégalités raciales. Surtout, il s’en prend à lui-même. Sa présence aux côtés de Donald Trump sur la place Lafayette, qui apparaissait comme un soutien apporté par l’armée? «Je n’aurais pas dû être là», explique-t-il, au nom de la Constitution et des principes de l’Amérique. Plus clair encore: «C’était une erreur.»
Une erreur? D’avoir ainsi obéi à ce qui était sans doute l’équivalent d’un ordre donné par le Commander in Chief? Le statut de chef d’état-major des armées est un peu particulier aux Etats-Unis. A proprement parler, Mark Milley n’a plus de militaires sous son commandement, il ne donne plus d’ordres à personne. En revanche, en tant que principal conseiller militaire du président, ainsi que du secrétaire à la Défense, sa parole vaut de l’or. Pour être efficaces, les autres généraux américains savent que c’est lui qu’il faut convaincre. Et, à l’inverse, peu d’autres peuvent, au moment de défendre une position, s’appuyer comme lui sur l’argument massue:
Le président pense que…
Or, rien ne va plus depuis que le général a ainsi mis les points sur les «i» face à son patron. Il y a quelques jours, Mark Milley remettait ça, cette fois à propos de l’Afghanistan. Faire rentrer avant Noël les «boys» américains stationnés dans ce pays, comme l’avait imprudemment suggéré Donald Trump dans un de ses tweets? «Nous essayons de mettre fin à la guerre de manière responsable», répliquait le général. Il insistait: «Il nous faut garantir les intérêts de sécurité nationaux en jeu en Afghanistan, qui sont vitaux pour les Etats-Unis.»
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De même, alors que le président Trump a multiplié les clins d’œil en direction des nostalgiques du drapeau des Etats confédérés, considéré par beaucoup comme le symbole de l’esclavagisme: «Nous devons avoir à ce propos une discussion rationnelle et mature», jugeait Mark Milley. Voilà le Commander in Chief renvoyé à la cour de récréation.
Alors que les plus alarmistes s’interrogent sur la réaction que pourrait avoir l’armée américaine si Donald Trump venait à contester sa possible défaite, ces prises de position sont un rappel à la réalité. Lorsque, il y a près de deux ans, Donald Trump avait annoncé la nomination de Milley au poste de chef d’état-major des armées, il l’avait fait contre l’avis du ministre de la Défense de l’époque, Jim Mattis.
Comme un «caudillo»
Le président avait été séduit, disait-on, par le «caractère expansif» du militaire, par le fait qu’on pouvait parler avec lui. Taillé à la hache, ayant directement subi le feu de l’ennemi à de multiples reprises et particulièrement populaire auprès des troupes, Mark Milley était le premier concerné lorsque le président se flattait, au risque d’utiliser l’imagerie d’un ancien caudillo latino-américain, d’être entouré de «ses généraux».
Un simple coup d’œil sur la biographie du général quatre étoiles aurait eu de quoi mettre la puce à l’oreille du président. Lui-même un ancien marine qui avait combattu à Iwo Jima durant la Deuxième Guerre mondiale, son père avait tout fait pour le dissuader d’entreprendre une carrière militaire. Et, de fait, les photos de l’époque le montrent cheveux longs, jouant du hockey à l’Université de Princeton. Il y défendra une thèse sur les mouvements de guérilla, puis poursuivra ses études en science politique à l’Université Columbia et au sein du MIT, dans son Massachusetts natal.
Féru d’histoire, il n’a de cesse de rappeler des épisodes lointains pour éclairer les problématiques auxquelles, selon lui, sont confrontés les Etats-Unis sur le plan militaire: impréparation, dit-il, face au danger que représente la Corée du Nord, trop grande emphase placée sur le terrorisme au détriment des menaces étatiques, déplacement des batailles à venir sur les terrains cyber et urbains… Mark Milley n’était pas censé devenir militaire, mais aujourd’hui, tandis que les présidents passent, il en est la quintessence. «Je veux être clair avec ceux qui s’en prennent aux Etats-Unis», disait-il juste avant d’être choisi par Donald Trump, en visant la Chine et la Russie:
Je veux être clair avec ceux qui nous veulent du mal. Nous allons vous stopper et nous allons vous battre plus durement que vous ne l’avez jamais été auparavant. Ne vous méprenez pas à ce sujet
Profil
1958 Naissance à Winchester (Massachusetts).
1980 S’inscrit à l’armée par le biais du Reserve Officers’ Training Corps (ROTC), à Princeton.
2012 Commandant général du IIIe corps, basé à Fort Hood, Texas.
2015 Chef d’état-major de l’armée de terre.
2019 Chef d’état-major des armées américaines.
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