Terrorisme
John Brennan est revenu sur son opération «la plus intense, la plus secrète et la mieux organisée»: le raid des forces spéciales américaines qui ont tué le leader d’Al-Qaida dans la nuit du 1er au 2 mai 2011,

Le 10 septembre 2010, à la veille du neuvième anniversaire des attaques du 11-Septembre, la CIA informait le président Barack Obama qu’elle disposait d’une piste prometteuse pour en retrouver l’architecte principal, Oussama ben Laden.
Les services de renseignements américains avaient suivi un coursier d’Al-Qaida jusqu’à un complexe résidentiel d’Abbottabad, au Pakistan, pensant que cela pourrait les mener jusqu’à Ben Laden. Ils ne savent pas encore qu’ils venaient de découvrir la résidence de l’insaisissable terroriste, dont toute trace était perdue depuis des années.
L’ancien directeur de la CIA John Brennan, qui était alors le chef de l’antiterrorisme du président américain, a raconté à l’AFP comment s’est déroulée l’opération «la plus intense, la plus secrète et la mieux organisée» de toute sa carrière: le raid des forces spéciales américaines qui ont tué Ben Laden dans la nuit du 1er au 2 mai 2011.
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«Le marcheur»
En septembre 2010 donc, la CIA prévient que ses informations restent à vérifier, mais l’excitation est palpable à la Maison-Blanche. «Nous voulions le trouver et rendre aux victimes du 11-Septembre la justice qu’elles méritaient», se rappelle John Brennan.
Dans les mois qui suivent, les analystes de la CIA se persuadent que c’est Oussama ben Laden lui-même qui vit dans le complexe sous haute sécurité d’Abbottabad. Ils ont observé un homme grand, mince et barbu qui se promène régulièrement entre les hauts murs du complexe, et l’ont surnommé «le marcheur». Bien qu’ils ne puissent pas voir son visage, tout laisse à croire qu’il puisse s’agir de ben Laden.
Rien ne contredisait l’idée qu’il puisse s’agir de Ben Laden. Et c’est ce que nous cherchions: tout signe qu’il puisse s’agir de quelqu’un d’autre
Fin décembre, Obama est prêt à agir. En grand secret, la Maison-Blanche commence à préparer une opération, à l’aide d’une maquette du complexe d’Abbottabad. Une frappe de missile est envisagée, mais elle rendrait l’identification formelle du leader d’Al-Qaida difficile. L’autre option est le raid par hélicoptère au cours d’une nuit sans lune, mais elle est risquée, notamment parce que les forces pakistanaises pourraient tirer sur les intrus.
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Début 2011, un expert de la CIA conclut qu’il y a 70% de chances que «le marcheur» soit ben Laden. «Nous n’avions pas autant de renseignements que nous l’aurions voulu, c’est certain», dit l’ex-conseiller d’Obama. «Mais rien ne contredisait l’idée qu’il puisse s’agir de Ben Laden. Et c’est ce que nous cherchions: tout signe qu’il puisse s’agir de quelqu’un d’autre que Ben Laden».
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Joe Biden s’oppose au raid
Le 28 avril, le président américain retrouve les experts dans la «Situation room», la salle de crise hyper-sécurisée au sous-sol de la Maison-Blanche. «Obama voulait l’avis de tout le monde», se souvient John Brennan. Certains sont opposés au raid, notamment le secrétaire à la Défense Robert Gates et le vice-président d’alors, Joe Biden.
La plupart y sont favorables, mais «les gens reconnaissaient que c’était une décision difficile», ajoute-t-il. Le lendemain matin, Obama donne son feu vert à un raid des forces spéciales le dimanche après-midi, heure de Washington, tandis que John Brennan passe le plan en revue. «On ne cesse d’y penser, pas seulement à ce qui a déjà été fait, mais à ce qui se passera le lendemain», dit-il. «On veut s’assurer que tout a été considéré.»
Le dimanche, les responsables américains se réunissent dans la salle de crise de la Maison Blanche. Lorsque les hélicoptères quittent l’Afghanistan pour un vol de 90 minutes jusqu’à Abbottabad, ils se pressent dans la petite pièce adjacente où le général Brad Webb suit l’opération en temps réel sur un ordinateur portable, en communication constante avec le chef des opérations spéciales, l’amiral Bill McRaven.
La Maison-Blanche publiera une photo désormais célèbre montrant Obama, Biden, Brennan pétrifiés par la tension au moment de l’assaut.
«Geronimo, Geronimo»
A l’arrivée sur place, un des deux hélicoptères s’écrase à l’atterrissage, mais sans faire de victime. Des renforts sont dépêchés pour récupérer l’équipe à bord. Il n’y a pas d’image vidéo de l’intérieur du complexe. Au bout de 20 minutes, «McRaven reçoit du commando le message «Geronimo, Geronimo», se souvient l’ex-chef de la CIA. Oussama ben Laden est mort.
A la Maison-Blanche, c’est le soulagement. «Il n’y a pas eu d’applaudissement ni de célébration», raconte-t-il. «C’était un sentiment de réussite.» John Brennan reconnaît aujourd’hui que l’opération était risquée. Mais «c’était indubitablement le risque qu’il fallait prendre, au moment où il fallait le prendre.»
Ben Laden, une icône du djihad
Diable personnifié pour les uns, il est devenu une icône pour les autres. Dix ans après sa mort, le fondateur d’Al-Qaida Oussama ben Laden incarne le sacrifice suprême et demeure une figure quasi incontestée du djihadisme planétaire, au-delà de ses divisions.
Même si le corps de l’auteur des attentats du 11-septembre a été jeté en pleine mer par les Américains, soucieux de ne pas lui offrir une embarrassante sépulture, Ben Laden est resté un exemple pour de nombreux adeptes de l’islam radical. Et ce notamment pour avoir compris le potentiel de la propagande. Longue barbe, turban blanc, robe saoudienne, il a cultivé humilité et sobriété avant d’opter pour la plus ostentatoire veste de treillis militaire, le fusil d’assaut posé à ses côtés. Un comble pour un homme bien peu porté sur le combat.
«Oussama ben Laden a soigneusement façonné son personnage public pour gagner des disciples acquis à sa cause», résume Katherine Zimmerman, chercheuse au Critical Threats Project pour le think-tank American Enterprise Institute (AEI). «Son image a été façonnée sur mesure, pour le dépeindre en leader spirituel et militaire du djihad».
Davantage de djihadistes aujourd’hui qu’il y a 20 ans
Une construction réussie, notamment pour recruter des combattants, confirme Colin Clarke, directeur de recherche au Soufan Center. «Même s’il a été parfois critiqué pour son amour des médias, il était suffisamment avisé pour comprendre l’importance des plateformes majeures dans la diffusion du message d’Al-Qaida». Depuis, l’Occident a dépensé des centaines de milliards d’euros sans éradiquer le terrorisme. Et les djihadistes sont incontestablement plus nombreux de par le monde qu’il y a 20 ans.
Mais l’héritage de Ben Laden ne saurait se limiter à une rhétorique bien huilée. Il fut aussi le précurseur du djihad mondial. En lançant des avions sur les Twin Towers de New York le 11 septembre 2001 (3000 morts), il a défié l’Amérique, humilié l’Occident et donné à des générations de djihadistes une foi jamais démentie même s’il a dû se cacher toute la fin de sa vie.
20 ans après son «attentat-signature», les Etats-Unis se préparent à quitter l’Afghanistan sans prétendre à la victoire. Non content de frapper la première puissance mondiale, il a «su attirer les Etats-Unis dans une ingagnable guerre d’usure en Afghanistan, comme il l’avait prévu», souligne Colin Clarke. Il a aussi compris l’intérêt de faire des zones de guerre un terrain d’entraînement et consacré sa fortune au financement de combattants d’Afghanistan à la Tchétchénie, en passant par la Bosnie ou la Somalie. Autant de serviteurs dévoués qui ont ensuite alimenté ses réseaux.
Le déclin d’Al-Qaida
Depuis sa disparition, l’islamisme ultra-radical a muté. Al-Qaida a perdu son statut de première centrale djihadiste planétaire, au profit de son avatar devenu adversaire, le groupe Etat islamique (EI). Au lieu d’unir leurs forces, les deux organisations se livrent une guerre militaire et idéologique sans merci.
Mais Ben Laden est mort avant ce schisme dévastateur, survenu en 2014. «Il est encore regardé favorablement par les cadres de l’EI», constate à cet égard Aaron Zelin, fondateur du site spécialisé «Jihadology». «D’une certaine façon, l’EI se voit comme un des dignes successeurs de Ben Laden, par contraste avec (l’Egyptien Ayman) al-Zawahiri, qui a conduit Al-Qaida sur la mauvaise voie.»
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Peu à peu, Ben Laden est devenu un mythe. Il n’est plus guère aujourd’hui de combattants qui l’ait connu ou entendu de son vivant. Même si son sacrifice personnel force le respect de certains, «pour beaucoup, il appartient au passé», constate Glenn Robinson, auteur d’une récente histoire du djihadisme mondial.
Un visage sur des tee-shirts
Quant à son héritage théorique, il reste discrètement discuté. Une poignée d’adversaires estiment qu’attaquer les Etats-Unis était contre-productif. Une «stupidité stratégique», a même écrit le théoricien du jihad Abou Moussab al-Suri. «Sa stratégie de l’Amérique d’abord, de l’ennemi lointain, est toujours largement considérée comme une erreur significative», constate Glenn Robinson. «La preuve en est que très peu de djihadistes la suivent et la plupart ne l’ont jamais suivi.»
De fait, Al-Qaida est aujourd’hui une marque, un réseau, plus qu’une organisation cohérente. Ses franchises au Sahel comme en Somalie, au Yémen comme au Levant, ne frappent pas en Occident: elles s’ancrent dans les enjeux politiques locaux et jouissent d’une grande autonomie vis-à-vis d’une hiérarchie affaiblie, bien loin de la centrale triomphante sous Ben Laden.
Restent un visage sur des tee-shirts, un nom placardé à l’arrière de voitures, une effigie brandie lors de manifestations. Katherine Zimmerman pointe une vidéo des Shebabs de Somalie après un attentat en décembre dernier. Elle montre une partie de l’équipe regardant une vidéo de Ben Laden. «Une image destinée à témoigner du lien avec son héritage», assure-t-elle.