Donald Trump «dit publiquement qu’il veut commettre des crimes sévères»
Torture
Le président américain affirme que la simulation de noyade fonctionne. Et qu’il est prêt à faire pire si ses conseillers s’accordent à penser de même. Une porte ouverte à toutes les dérives, explique Ian Seiderman, directeur politique de la Commission internationale de juristes

Cinq jours après son entrée en fonction en tant que président des Etats-Unis, Donald Trump affirmait que la «torture fonctionne». Durant sa campagne électorale, il y a un an, il déclarait qu’il était prêt à utiliser des «techniques bien pires» que la simulation de noyade («waterboarding») pour lutter contre les méthodes du Moyen Age de l’organisation Etat islamique.
Donald Trump a toutefois précisé qu’il s’en remettrait à l’avis des chefs du Pentagone et de la CIA pour un éventuel recours à la «simulation de la noyade», une forme de torture validée durant l’administration de George W. Bush pour tenter d’obtenir des informations dans le cadre de la lutte contre le «terrorisme international». Il a ajouté qu’il respecterait le cadre légal.
Ian Seiderman, directeur légal et politique de la Commission internationale de juristes, l’une des premières organisations non gouvernementale dédiée aux droits de l’homme créée dans les années 1950 et dont le siège est à Genève, explique pourquoi ces déclarations sont dangereuses.
Le Temps: Le président des Etats-Unis dit que la torture «fonctionne» et qu’il est prêt à l’utiliser s’il le juge nécessaire. Quel peut-être l’impact d’une telle déclaration?
Ian Seiderman: La première conséquence malheureuse d’une telle affirmation est qu’une nouvelle fois va se poser la question de savoir s’il y a un accord universel pour dire que la torture est un acte criminel ou qu’elle doit être abolie, et cela sans exception. Un consensus avait été trouvé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Tous les Etats s’accordent à dire que la torture est un crime. De nombreux traités, conventions et déclarations internationaux codifient cet interdit. Nous avions assisté sous l’administration de George W. Bush à une première attaque contre des valeurs universellement reconnues. Il n’y avait pas que le recours à la torture qui représentait une rupture, mais aussi les détentions prolongées dans des prisons secrètes. Il faut aussi évoquer les assassinats illégaux avec les drones qui ont débuté avec Bush et se sont intensifiés sous l’administration de Barack Obama. Ces tentatives de prendre des raccourcis au nom de la lutte contre le terrorisme participent d’une érosion des droits de l’homme.
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– Il est pourtant très largement admis que la torture ne sert à rien.
– La plupart des experts disent qu’elle est non seulement inefficace, mais contre-productive. L’administration Obama a tenté d’agir pour inverser les dommages de l’administration Bush. Aux premiers jours de sa présidence, Barack Obama a signé un décret pour interdire les détentions secrètes. A notre connaissance, elles ont en effet pris fin. Les techniques d’«interrogation soutenues», qui étaient clairement de la torture, ont aussi été bannies par ordre gouvernemental. La CIA a de son côté adopté un «manuel de terrain de l’armée» qui établit les règles de l’acceptable pour un interrogatoire. La pratique a été stoppée, mais l’un des grands échecs de l’administration Obama a été de n’avoir poursuivi aucun des officiels responsables de la torture. Il y a tout un éventail de personnes, les agents qui pratiquaient la torture, mais aussi leurs supérieurs hiérarchiques jusqu’au président Bush qui ont donné les ordres de torturer.
– Pourquoi ne l’a-t-il pas fait?
– Il s’est justifié en disant qu’il fallait regarder devant soi et non en arrière, en tirer les leçons pour que cela ne se reproduise plus.
– Ce qui veut dire que ceux qui auraient dû être poursuivis pour torture sont aujourd’hui de retour au pouvoir?
– Oui. Certains n’ont d’ailleurs jamais quitté leur poste à responsabilité dans la structure de la CIA. Les deux avocats qui travaillaient comme conseillers juridiques de Bush et qui ont rédigé les mémos donnant l’assise légale pour commettre la torture sont aujourd’hui à des postes de juge fédéral pour Jay Bibee et de professeur à l’Université de Berkeley pour John Yoo. Parmi les nombreux mémos qu’ils ont écrits justifiant ces pratiques, l’un d’eux affirmait qu’on ne pouvait parler de torture à moins que vous ne commettiez un acte entraînant la défaillance d’un organe ou qui provoque la mort. C’est bien sûr absurde. Mais c’est ce qui leur permettait de recourir à la simulation de noyade, justifier les cellules d’isolement extrême, les positions provoquant le stress, toutes ces techniques de torture. Aussi horrible que ce fut, cela ne tracasse pas Donald Trump. Pour lui, la torture est OK. Il dit: ça fonctionne, on devrait faire pire que la simulation de noyade.
– Est-il le premier président américain à défendre l’usage de la torture?
– Oui. La torture est bien sûr illégale selon le droit américain. Il dit publiquement qu’il veut commettre des crimes sévères. Si vous y réfléchissez, c’est complètement fou.
– Pourrait-il être poursuivi en justice pour apologie de la torture?
– Oui. Notre crainte est qu’il nomme des personnes ayant un profil politique marqué au Département de la justice qui pourraient lui assurer une immunité de fait contre de telles accusations. Seule la pression internationale pourrait jouer un rôle de contrôle. Beaucoup de hauts fonctionnaires de l’administration Bush hésitent à voyager à l’étranger car ils craignent d’être poursuivis par d’autres pays. Il existe une compétence juridique universelle pour les crimes de torture. Même le président Bush aurait annulé un voyage en Suisse il y a quelques années pour cette raison.
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– Finalement, personne n’a été inquiété.
– Pas aux Etats-Unis. Mais des Etats complices de ce programme de torture de la CIA ont dû rendre des comptes devant la Cour européenne des droits de l’homme: Pologne, Macédoine, Roumanie, Lituanie. Ces Etats ont hébergé des prisons secrètes de la CIA ou participé au programme de détention secrète. Même s’ils n’étaient pas les auteurs, le simple fait d’aider les mettait en violation de la convention européenne des droits de l’homme.
– La communauté internationale peut-elle faire pression sur Trump?
– Il faut d’abord espérer que cela en reste à la simple rhétorique. On note déjà une résistance chez les militaires et dans le renseignement. Ils pensent non seulement que cela ferait d’eux des criminels mais aussi que c’est inefficace. Après une longue enquête sur le programme de la CIA, le Sénat américain a rendu un rapport bipartisan de plus de 6000 pages publié en 2014 dont 500 pages ont été rendues publiques. Les conclusions étaient très claires: la torture a été utilisée très largement; il n’existe aucune preuve que la moindre attaque ou activité terroriste ait pu être stoppée ou empêchée par la torture. Tous les renseignements en lien avec le terrorisme ont été obtenus par des techniques d’interrogations normales et légales. La torture ne sert à rien sinon à obtenir des aveux faussés de gens qui ne coopèrent pas… En tant qu’organisation de droits de l’homme, nous ajoutons que même si la torture fonctionnait, il n’y aurait aucune justification à y recourir. Avec le changement d’administration les chances de voir l’entier du rapport être publié – ce qui créerait un embarras pour beaucoup d’anciens responsables – s’est encore réduite. Cela dit il y a déjà suffisamment d’informations sur les personnes qui devraient être poursuivies.
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– Même si cela reste rhétorique, quel est l’impact des déclarations de Donald Trump? Ne craignez-vous pas que cela désinhibe les pays faisant déjà usage de la torture ou qui seraient tentés de le faire?
– C’est exactement le danger de ce discours, à la fois à l’étranger qu'aux Etats-Unis. Pour les gens sur le terrain, qu’ils soient militaires ou du renseignement, c’est un signal. S’ils entendent la personne au sommet, leur commandant en chef, dire qu’elle est parfaitement à l’aise avec la torture, alors… Espérons que les personnes aux échelons intermédiaires de la hiérarchie vont rappeler la loi. Mais il y aura toujours des voyous qui vont l’interpréter comme un feu vert. Il y a ensuite bien sûr le signal à l’extérieur. La torture est utilisée dans beaucoup de pays, mais c’était devenu ces dernières décennies un tabou absolu, quelque chose que les Etats tentaient à tout prix de nier, de cacher. Même les pires Etats tortionnaires affirment ne pas y recourir. Quand ils sont accusés, ils montrent des prisons modèles. Si l’on dit à présent que cela peut être légitime dans certains cas, alors c’est le retour au Moyen Age. C’est le grand danger.
– L’administration Bush continuait de soutenir la lutte contre la torture tout en torturant?
– Durant la présidence Bush, les Etats-Unis se présentaient comme les champions de la lutte contre la torture tout en faisant le contraire. Mais au moins ils renforçaient les normes et les valeurs. Ce qui est sans précédent et dangereux c’est de voir un président qui affirme que la torture fonctionne et qu’il soutient son usage, du moins pour la lutte contre le terrorisme. Bien sûr on peut espérer qu’il ne le fera pas. Mais on ne peut pas compter uniquement là-dessus. A présent il est président et exerce son autorité. Il combat les organisations des droits de l’homme et la communauté internationale en général.
– Certains vous diront que les Etats-Unis n’ont jamais été des champions des normes internationales. Alors quoi de neuf?
– C’est vrai dans une certaine mesure. En même temps, l’établissement des normes internationales, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, faisait partie du projet des Etats-Unis. Eleanor Roosevelt fut l’une des auteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ces dernières années, on a assisté à une remise en question de la protection de ces droits sur le plan multilatéral. S’agissant des Etats-Unis, au moins sa position officielle était correcte même si la pratique ne l’était pas toujours. Et quand il y avait des administrations problématiques dans ce domaine, il y avait des employés dans l’administration, aux Affaires étrangères ou à la Justice, qui agissaient professionnellement et restaient attachés à l’Etat de droit. Avec l’administration Trump, on assiste à un immense coup de balai pour se débarrasser de ces professionnels. Il y a une forme de purge au Département d’Etat par exemple. Qui les remplacera? On peut avoir quelques craintes que des considérations politiques ou idéologiques l’emportent sur les capacités professionnelles. Cela peut créer une énorme instabilité non seulement pour les droits de l’homme mais aussi pour la paix.