Mise à jour du 1er octobre, 18h30: Edward Snowden a donné son explication à certaines erreurs citées par Luis Lema dans son article. L'une d'elles au moins est due à la traduction. Voir l'échange sur Twitter à la fin du texte.


C’est l’histoire d’une profonde mutation. Celle d’un jeune Américain né dans une famille aux valeurs patriotiques bien ancrées, qui finira par devenir l’homme le plus haï et le plus recherché par les autorités de son pays. Celle d’un jeune homme qui s’ennuie à l’école, qui est devenu un geek presque par dépit, et qui se convertira en espion de ses propres pratiques avant de les dénoncer au monde entier et de dévoiler un système de surveillance de masse qui n’a pas de précédent dans l’histoire.

Dans l’autobiographie qu’Edward Snowden vient de faire paraître – Mémoires vives, Editions du Seuil pour sa version française –, Genève occupe une place de choix. La ville est au centre de cette double transformation, à la fois celle d’une personne et celle de son époque. Mais malheureusement pour le héros, cet épisode n’est pas vraiment à son avantage. Autant l’épopée de Snowden est fascinante, autant la description de ses années de mission au bout du lac (entre 2007 et 2009), truffée d’erreurs, d’approximations et de considérations à l’emporte-pièce, est une épreuve pour le lecteur.

Minutie et perfectionnisme

Edward Snowden, pourtant, est quelqu’un de méthodique et de méticuleux. Il a tenu, semble-t-il, à ce que son livre paraisse aux Etats-Unis le 17 septembre, jour de la Constitution, pour mieux marquer son attachement aux lois et aux valeurs fondamentales de l’Amérique. Il a fallu attendre deux jours supplémentaires pour la parution en français. Cette publication a été digne d’un roman d’espionnage: si tout le monde savait à quelle date elle aurait lieu, le livre n’existait pas officiellement et n’apparaissait pas dans les registres des libraires. Moyen sans doute de prévenir toute action préalable en justice qui aurait empêché la parution.

De la méthode et de l’application, il en a fallu à Snowden pour s’emparer des documents les plus secrets de la National Security Agency (NSA) et pour les extraire du système informatique le plus performant et le plus verrouillé qui soit. Il fallait «dupliquer, compresser, crypter» ces documents brûlants, détaille le lanceur d’alerte. On transpire avec lui à l’évocation de la barre de progression qui s’affiche sur son écran, «84%», «85%» du document copié, «temps restant: 1:58:53», alors que, à chaque seconde, le jeune informaticien risquait de se faire harponner dans son antre hyper-sécurisé de la NSA. Sa minutie sera la même à l’heure de choisir le canal par lequel ces informations transiteront avant de faire trembler l’Amérique, en 2013. Le jeune homme l’avoue lui-même: il n’aimait pas parler en public, c’était un solitaire plutôt mal dégrossi. Mais question détails et perfectionnisme, il sait s’y prendre.

Une démonstration bancale

C’est là que vient la surprise. A son arrivée à Genève, Snowden n’a pas encore 24 ans. C’est sa première mission à l’étranger et, sous couverture diplomatique, il est chargé, dit-il, «de faire entrer la CIA dans le monde de demain, en raccordant toutes ses agences européennes à internet». Numériser le réseau d’espionnage, remplacer le bon vieux travail des espions à l’ancienne par la collecte et le traitement des données: par sa centralité géographique et par la proximité de l’ONU, Genève occupe à cet égard une place stratégique, affirme-t-il.

On veut bien le suivre. Mais sa démonstration déraille. A la présence de l’Organisation mondiale du commerce, et de l’Union internationale des communications, dit-il, s’ajoute l’importance de l’Agence internationale de l’énergie atomique, particulièrement significative en ce qu’elle est chargée de définir les normes de sécurité en la matière, «armes nucléaires comprises». Problème: le siège de cette agence se trouve à Vienne, et non à Genève.

De la même manière, à ses heures perdues, celui qui est en quelque sorte l’homme à tout faire de la CIA à Genève doit aussi détruire des données compromettantes de clients fortunés de banques suisses, tombées entre les griffes des espions américains. Un exemple? Un disque de données obtenu grâce aux informations fournies par un employé corrompu de la célèbre banque… Swisscom.

Reclus à Moscou depuis 2013

Des erreurs de détail, qui n’enlèvent rien à l’ampleur du personnage et à l’importance de ses révélations? Sans doute. Même si, décrivant plus loin la traque invraisemblable d’un possible informateur saoudien, Snowden détaille aussi la manière dont la CIA a piégé le malheureux en le faisant boire avant de le pousser à prendre le volant. Il est alors intercepté par la police genevoise. Or, c’est bien connu, en Suisse, le montant des contraventions est proportionnel au revenu! En s’acquittant de son amende, le riche Saoudien s’est donc retrouvé sur la paille, ce qui en a fait une proie rêvée pour les agents de la CIA…

C’est entendu: malgré le tapage mondial, les mémoires du plus célèbre des lanceurs d’alerte sont avant tout destinées au public américain. Reclus à Moscou depuis 2013, Snowden n’est pas à l’abri d’un revirement de Vladimir Poutine qui le forcerait à rentrer aux Etats-Unis, ou d’un coup de sang de Donald Trump, peu amène envers les «traîtres» en général et ce «sale type» en particulier.

Sanctions à l'horizon

Avant d’écrire son chapitre sur Genève, Edward Snowden aurait pourtant été bien inspiré de vérifier ses affirmations sur internet. Par la même occasion, il aurait aussi pu affiner sa perception des répercussions de la crise financière de 2008 qu’il a vécue en Suisse. Tandis qu’aux Etats-Unis sa famille souffre et peine à payer ses factures, Genève se vautre dans le luxe et la démesure, note-t-il, «profitant indûment de la flambée des prix du pétrole».

Ce sera sans doute difficile d’en savoir davantage sur son expérience suisse. La plainte tant redoutée est finalement tombée cette semaine, au motif que Snowden aurait dû soumettre le contenu du livre à son employeur (la CIA) avant publication. On s’attend à ce que la justice américaine réclame bientôt à l’éditeur la totalité des revenus de l’ouvrage et à ce que Snowden se voie interdire de participer à tout événement public lié, de près ou de loin, à la promotion de son autobiographie.


Mise à jour du 1er octobre, 18h30

Petite passe d'armes sur Twitter ce mardi 1er octobre à propos du livre d'Edward Snowden. Interpellé sur Twitter par un de nos fidèles lecteurs, l'ex espion américain s'est d'abord dit «surpris qu'un journal comme Le Temps relate de telles inexactitudes».

Quelques échanges de captures d'écran plus loin, il s'avère que c'est l'éditeur français qui a qualifié Swisscom de banque, le mot n'existe en effet pas dans la version originale en anglais.

Quant à l'AIEA, Snowden précise que des cas relevant de l'agence viennoise ont bien été traités à la mission de Genève, plus sûre. Interpellée toujours sur Twitter, la maison d'édition Le Seuil a annoncé que les prochaines réimpressions du livre seraient corrigées. Un message qu'Edward Snowden a immédiatement «aimé».