Pendant cette année anniversaire de ses 20 ans, «Le Temps» propose sept explorations thématiques, nos causes. Pour commencer, nous nous penchons sur les défis du journalisme à l’heure où le secteur est chamboulé par l’ogre numérique, où les fausses nouvelles pullulent, et où les pouvoirs politiques veulent reprendre la main sur l’information. Quatrième épisode aujourd'hui, avec ce reportage au Tiempo de Bogota.

  1. Premier épisode: «Le New York Times, vu comme antidote aux fake news»
  2. Second épisode: «Le Temps» de Tunis, la liberté en sursis
  3. Troisième épisode: Au «Nepali Times», la paix passe aussi par la plume


Vingt-quatre ans de journalisme, dont vingt-trois passés à couvrir le conflit. Marisol Gomez Giraldo cache bien son jeu. Devenue – enfin – l’année dernière «éditrice de la paix» plutôt que de la guerre, la journaliste n’a rien d’une baroudeuse qui passerait son temps à fanfaronner à propos de ses anciens faits d’armes. Pratiquement pas un mot pour le passé. Comme s’il fallait se convaincre que la page est bel et bien tournée. Comme si, dans cette nouvelle Colombie qui semble pointer timidement le bout de son nez, il fallait à tout prix accompagner le mouvement, plutôt que de rester figé dans une histoire douloureuse.

Il faut pourtant jeter un coup d’œil à ses articles de l’époque (c’est facile: El Tiempo a numérisé l’ensemble de ses archives, soit un grand pan de l’histoire colombienne contemporaine). Nous sommes au milieu des années 90, et la jeune Marisol connaît la ville de Medellin pour y avoir étudié. Elle est ainsi catapultée correspondante d’El Tiempo dans la deuxième ville du pays.

C’est l’un des pires moments. S’entremêlent des guerres tous azimuts, et toutes sans foi ni loi: les forces paramilitaires contre les guérillas, les guérillas entre elles, des attentats inexpliqués, des meurtres, des bains de sang… «Je couvrais deux ou trois massacres par semaine», finit-elle par glisser. Le journal El Tiempo met les moyens. Il n’est pas rare que Marisol loue un petit avion pour aller couvrir des tueries au fin fond de la jungle. «La mort est arrivée par camion piégé», ou encore «Petite sœur, ne me laisse pas mourir», disent les titres de ces histoires mille fois répétées et transmises péniblement à Bogota, avec les moyens du bord. C’était le quotidien de la journaliste et, bien souvent, le seul moyen pour les Colombiens de prendre connaissance de ce lot d’horreurs.

Un million de lecteurs quotidiens

Difficile d’y croire aujourd’hui. Entrer dans les locaux d’El Tiempo, à Bogota, c’est prendre la mesure du pas formidable accompli par le pays après avoir conclu la paix avec sa principale guérilla, les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie). A la cafétéria, dans une ambiance à la nord-américaine, on vous proposera de choisir entre une multitude de sortes de café, chacun recelant la saveur particulière de telle ou telle région lointaine, qui toutes tentent maintenant de relever la tête en promouvant leur patrimoine. Passé le seuil de la porte, vous serez saisi par les rythmes latinos qui accompagnent la présence d’une star de la pop locale, accueillie en princesse par une des chaînes de télévision qui partagent le bâtiment. Car El Tiempo a beau rester le plus grand et le plus prestigieux journal du pays, il est aujourd’hui comme minoritaire dans ces locaux ultramodernes que l’on a nommés «la Casa editorial», la maison éditoriale.

El Tiempo dans sa version imprimée? Un million de lecteurs quotidiens, un lectorat qui, loin de s’éroder, a plutôt tendance à progresser d’année en année: de quoi faire rêver les confrères aux quatre coins de la planète. Mais surtout, au-delà de ce journal papier qui ne jure plus que par le multimédia, 18 millions de visiteurs sur son site internet, ainsi que des revues, des magazines (économie, mode, automobile…), d’autres sites internet de services ou de divertissement, ou encore une école de journalisme numérique et, enfin, les deux chaînes de télévision qui finissent de faire fourmiller la «maison» à toute heure du jour et de la nuit.

Chaque après-midi, les caméras envahissent la rédaction: les titres du journal du lendemain sont commentés en direct sur les deux chaînes de télévision. Les journalistes attendent leur tour tandis que les publicités interrompent le programme. Alors que, plus loin, d’autres collègues participent déjà aux débats qui seront «podcastés» tout à l’heure sur le site.

Le grand virage numérique

Nul doute: ici, il y a belle lurette que le «virage numérique» a été pris. Oui, mais pour dire quoi? Le glissement de cette vénérable institution vers ce qui semble s’apparenter à une énorme entreprise économique avait fait grincer quelques dents au sein de la rédaction. Ce n’est pas pour rien qu’El Tiempo s’est longtemps vu, et se perçoit encore, comme l’ossature intellectuelle de la Colombie. Mais ces résistances sont déjà de l’histoire ancienne, tant elles ont été rapidement balayées par les vents technologiques.

«Historiquement, les grands journaux d’Amérique latine ont souvent appartenu aux grandes familles des différents pays. Mais à présent, ils sont passés entre les mains de grandes entreprises, ou de riches financiers», rappelle l’écrivain Santiago Gamboa, qui lui-même a longtemps collaboré à ce journal et continue d’être régulièrement invité dans ses pages d’opinion. Au terme d’une longue bataille, la «maison» a été finalement rachetée à prix d’or, il y a six ans, par l’entrepreneur Luis Carlos Sarmiento, la plus grosse fortune du pays. «Mais cette évolution n’empêche pas El Tiempo de rester le journal de référence, constate Gamboa. C’est lui qui donne le ton dans le pays.»

Faiseur de rois

Ce dernier siècle, dit la légende, El Tiempo a fait des maires, des gouverneurs, des ambassadeurs, des ministres et des présidents. Une légende, vraiment? La grande famille qui a fondé le journal n’est autre que celle des Santos, qui a aligné quatre présidents dans l’histoire de la Colombie, y compris l’actuel, Juan Manuel Santos, qui fut lui-même pendant des années le sous-directeur du journal…

Cette proximité d’El Tiempo avec la famille Santos a souvent valu de vives critiques à ce journal supposément «aux ordres de l’oligarchie». A la rédaction, on en rigole: «Vous parlez de l’ancienne Colombie, celle de mes grands-parents? S’il fallait se plaindre, je dirais que je manque de temps, pas d’indépendance», s’esclaffe Matias, un jeune rédacteur assigné à nourrir le site internet.

Alors que son mandat va s’achever dans quelques semaines, le président Santos est aujourd’hui particulièrement impopulaire dans une bonne partie du pays. Pour une raison bien simple: il est le principal artisan de la paix avec les FARC, vue par une partie de la population comme une reddition face à l’ennemi. Les temps ont changé. «Au sein de la rédaction, vous ne trouverez pratiquement personne qui soit opposé à la paix. Mais ce n’est pas l’opinion dominante en Colombie, loin de là», confirme Luis Alberto Miño, responsable de la section nationale du journal.

Au sein d’El Tiempo, ce décalage avec une partie du pays a été ressenti comme un choc. En 2016, les Colombiens ont été appelés à se prononcer sur l’accord de paix. Ce devait être une pure formalité, mais l’accord a été refusé lors de cette première consultation. Si le journal a fait des ministres et des présidents par le passé, ce n’est plus ici, dans la «maison», que se façonne ou se reflète l’opinion publique du pays.

«Pacte satanique»

Mais où, alors? Les groupes évangéliques du pays, notamment, ont fait se répandre la «nouvelle» comme une traînée de poudre, aussi bien dans les églises que sur les réseaux sociaux: en cas d’accord de paix, le gouvernement s’était entendu avec la guérilla pour faire passer un «pacte satanique» qui ferait de la Colombie une «république homosexuelle».

L’affaire peut sembler absurde. Elle a cependant mobilisé plusieurs millions de militants chrétiens en faveur du non. «Le phénomène des «fake news», même grossières, peut être ravageur dans un pays comme celui-ci, où le taux d’alphabétisation reste très bas, analyse Santiago Gamboa. Tout cela encourage grandement les mouvements et les partis politiques les plus extrémistes.»

Retour à Marisol Gomez Giraldo, pour qui «couvrir la paix» ne sera donc pas beaucoup plus simple que de consigner les méfaits de la guerre. «Ce pays est profondément conservateur, et il peut y régner beaucoup d’intolérance», constate-t-elle. Elle ne compte pas les voyages qu’elle a faits à La Havane, où se sont tenues les négociations de paix qui ont valu le Prix Nobel au président Santos. Depuis lors, elle rend compte de la réintégration, cahin-caha, de l’ancienne guérilla dans le paysage politique colombien.

«La carte de la honte»

A force de parler des FARC, certains ont identifié la journaliste à la guérilla. Elle a été inondée de messages déplaisants et, pour certains, franchement menaçants. «Certains hommes politiques ont sauté à pieds joints dans la polémique. Ils instrumentalisent le non à l’accord de paix pour des raisons électoralistes et ne font qu’exacerber encore le malaise», soupire-t-elle. Conséquence: la campagne politique est à présent complètement polarisée et, selon le verdict des urnes aux prochaines élections, la mécanique pourrait bien se gripper pour longtemps.

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«La paix avec les FARC est irréversible. La guérilla ne reviendra pas en arrière, ne serait-ce que parce qu’elle n’en a plus les moyens», veut croire la journaliste. Reste cependant à éviter que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, d’autres groupes armés, parfois alliés à des narcotrafiquants, prennent la place des guérilleros démobilisés. «Pour mon petit appartement de Bogota, je paie davantage d’impôts que les caciques locaux qui possèdent des milliers d’hectares de terre à la campagne. A présent, il faut trouver les moyens pour que les anciens guérilleros puissent travailler et se nourrir. Sinon, tout cela recommencera d’une manière ou d’une autre.»

Déjà, plusieurs centaines d’activistes et de «leaders sociaux» ont été assassinés ces derniers mois dans les régions évacuées par l’ancienne guérilla, très loin de la ruche multimédia d’El Tiempo. Le journal ne met plus d’avion privé à la disposition de ses journalistes pour aller enquêter sur ce type de meurtre. Mais les jeunes cracks de la rédaction se sont mis à la tâche: sur le site internet, une infographie détaille désormais l’identité de toutes les victimes et de leurs possibles assassins: groupes paramilitaires, armée, pouvoirs locaux, bandes criminelles, guérilla concurrente de l’Armée de libération nationale (ELN)… L’infographie a été intitulée «la carte de la honte». Elle est toujours en ligne, prête malheureusement à être actualisée à tout moment. Elle a été consultée des dizaines de milliers de fois.


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Souvenirs: la «Une» de l'ultime numéro du Nouveau Quotidien, l'un des deux ancêtres du Temps, qui évoquait le journal colombien.