La découverte est présentée comme totalement inattendue. L’enquêteur Pedro Filipuzzi raconte que, fouillant des documents dans la cave d’un bâtiment de Buenos Aires, il est tombé par hasard sur ce vieux dossier. L’Argentin n’en croyait pas ses yeux: le document, qui reflète la situation de la fin des années 1930, révèle la liste de 12 000 sympathisants locaux que comptait le nazisme, ainsi que de diverses entreprises qui leur sont associées. Or, ces partisans argentins du IIIe Reich auraient versé de grandes sommes d’argent qui ont fini sur un ou plusieurs comptes d’une même banque suisse, la Schweizerische Kreditanstalt, devenue entre-temps Credit Suisse. Sept décennies plus tard, le Centre Simon Wiesenthal réclame ainsi à la banque qu’elle lui donne accès à ses archives pour déterminer les mouvements de ces comptes, dont le centre soupçonne qu’ils «abritaient de l’argent volé aux victimes juives».

L'important soutien de l'Argentine à l'Allemagne nazie

La liste qui est tombée entre les mains de l’enquêteur n’était plus censée exister. Dans l’histoire tourmentée de l’Argentine des années 1930 et 1940, se sont succédé des gouvernements favorables et opposés aux nazis: en 1938, la liste avait été établie par un gouvernement anti-fasciste qui visait, précisément, à enquêter «sur les activités anti-argentines» entreprises par les sympathisants nazis durant les années précédentes. Quelques années plus tard, cependant, un dictateur pro-nazi, Edelmiro Farrell, arrive à son tour au pouvoir. Il met fin à toutes ces enquêtes et décide de brûler les documents réunis par une commission parlementaire. La trace des ramifications argentines du nazisme, croit-on alors, est perdue à jamais.

Aujourd’hui, cette liste de 12 000 noms semble confirmer à quel point l’Argentine a servi de soutien à l’Allemagne nazie, avant même le début de la Deuxième Guerre mondiale. Il s’agit aussi de comprendre comment ce soutien s’est accompagné d’importants transferts financiers. On suppose ainsi qu’une partie de l’argent spolié aux Juifs allemands à la suite de la politique d’aryanisation, et notamment des lois de Nuremberg établies en 1935, a été envoyé en Argentine pour alimenter des entreprises qui fonctionnaient en toute légalité. Par la suite, une partie de cet argent serait retournée en Europe, via notamment la banque suisse.

Un montant astronomique et invérifiable

Parmi les entreprises qui faisaient partie de ce circuit financier, note le Centre Simon Wiesenthal, figurent des firmes qui travaillaient pour l’Allemagne nazie, dont «IG Farben (fournisseur du gaz Zyklon B, utilisé pour tuer les Juifs et autres victimes du nazisme dans les camps) et des organismes financiers comme la Banque allemande transatlantique et la Banque allemande d’Amérique du Sud».

Ce sont ces deux banques qui auraient servi d’intermédiaire pour les versements sur le compte 4063 de la Schweizerische Kreditanstalt, et peut-être d’autres, précise encore le centre. Dès le début de la guerre, le régime hitlérien n’était plus autorisé à convertir en dollars les marks allemands. C’est donc, notamment, le passage par l’Argentine qui aurait permis cette conversion. Contacté à Buenos Aires, Ariel Gelblung, directeur du Centre Simon Wiesenthal pour l’Amérique latine, refuse de donner une estimation de l’argent qui a pu emprunter ce canal financier, même si d’autres sources évoquent un montant astronomique, et invérifiable, de 35 milliards de dollars. «C’est précisément parce que nous ne possédons aucune estimation que nous voulons mener une enquête», précise-t-il.

Credit Suisse «prête à se pencher à nouveau sur cette affaire»

Du côté de Credit Suisse, on rappelle l’existence, entre 1997 et 1999, d’une commission d’experts dirigée par Paul Volcker qui avait permis d’identifier les comptes ayant appartenu à des victimes des persécutions nazies. Ce travail, note l’établissement, «a permis de dresser un tableau aussi complet et exhaustif que possible» de cette question. La banque se dit toutefois prête à «se pencher à nouveau sur cette affaire». De son côté, la Commission Bergier, chargée de faire la lumière sur cette période, avait aussi consacré une partie de ces travaux aux liens entre la Suisse et l’Argentine.

Ariel Gelblung conteste cependant l’idée que les accords trouvés à l’époque sur la question des fonds en déshérence comprennent aussi cette affaire particulière. «Nous n’avons passé aucun accord avec la Suisse à ce propos», tranche-t-il. Après avoir ouvert leurs comptes lors des pressions qui ont accompagné la question des fonds en déshérence, les banques suisses ont refermé les portes, aussi bien aux hypothétiques plaignants qu’aux historiens.

Un personnage clé

Les liens de l’Argentine avec le régime nazi se sont surtout concentrés jusqu’ici sur la fuite, après la fin du conflit, de criminels de guerre allemands tels Adolf Eichman, Josef Mengele et Erich Priebke. Or, dans cette liste qui vient d’être dévoilée figure un nom clé: celui de l’Allemand Rodolfo Freude qui est considéré comme le chef du réseau qui permit l’arrivée en Argentine des anciens responsables nazis. Etabli en Argentine, membre lui aussi de l’Union allemande des syndicats qui servait de vivier aux sympathisants nazis, Freude était également le président de la Banque allemande transatlantique. Ami intime de Juan Domingo Peron, qui deviendra président de l’Argentine à partir de 1946, il obtiendra «l’aigle du mérite» de la part du régime nazi. Son fils, à son tour, sera nommé conseiller spécial de Peron et disposera d’un bureau dans le palais présidentiel, la Casa Rosada.

Selon la presse argentine, qui se fonde notamment sur les déclarations du chercheur Pedro Filipuzzi, ce fils Freude consacrera ensuite une bonne partie de sa vie à tenter de récupérer l’argent dormant sur le compte suisse, en mettant en avant le titre de son père à la tête de la Banque allemande transatlantique. «Freude (fils) a présenté au moins 14 demandes pour récupérer l’argent qui avait été déposé par son père», explique l’enquêteur. A leur tour, les petits-enfants de Ludwig Freude auraient continué de demander l’ouverture des comptes, y compris lors d’une dernière tentative en date, en janvier dernier. Des informations que ne commente pas Credit Suisse.