François Busnel: «Diaboliser Trump, c’est refuser de voir le trumpisme dans nos sociétés»
L'Amérique et nous
Le présentateur de l’émission littéraire «La Grande Librairie» dirige, depuis quatre ans, le trimestriel «America» lancé en 2016 pour raconter le mandat de Donald Trump. Une présidence de «toutes les colères décomplexées» qui, selon lui, a déjà produit ses effets en Europe

Comment l'Europe vit-elle les Etats-Unis de Donald Trump? Alors qu'une élection majeure se déroulera le 3 novembre, nous consacrons une série d’articles à cette Amérique qui fascine toujours, qui trouble ou qui dérange.
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Dès son deuxième numéro, au printemps 2017, le trimestriel America lancé par François Busnel et Eric Fottorino promettait de raconter le chaos à la Maison-Blanche. «Trump, la maison flanche» titrait alors ce magazine unique d’enquêtes, de reportages et d’entretiens confié à de grandes plumes américaines et internationales. «Cela fait plus de cent jours que nous vivons au royaume du Trumpistan et chaque jour est une épreuve. Tout se passe comme si le gouvernement américain était en guerre avec le réel», prophétisait Salman Rushdie. Quatre ans plus tard, quels sont les dégâts internationaux causés par cette «guerre», en particulier de ce côté-ci de l’Atlantique? Rencontre avec l’Amérique d’America…
Le Temps: «America» s’efforce, depuis quatre ans, de raconter le pays réel de Donald Trump et le séisme politique sans précédent que constitue sa présidence. Son mandat touche aujourd’hui à sa fin. Le vôtre aussi?
François Busnel: Nous avions promis, d’emblée, de couvrir le mandat présidentiel de Donald Trump. Pourquoi? En raison de son extraordinaire dimension romanesque. America avait un peu pour ambition d’être, grâce aux écrivains américains réunis autour de nous, le Saint-Simon de Trump. Nous voulions chroniquer sa présidence, pour mieux la comprendre et la faire comprendre. Le résultat? L’impression d’avoir affronté un tsunami, une vague d’événements rocambolesques sans précédent, qui a décomplexé les pires violences sociales de l’Amérique. Ce qu’America a révélé, au fil de ses récits et de ses reportages, c’est le caractère extraordinairement dangereux de Donald Trump et de sa manière de présider le plus puissant pays du monde. Les Européens doivent bien comprendre qu’un héros de téléréalité a pris le pouvoir en janvier 2016 aux Etats-Unis et qu’il a importé à la Maison-Blanche l’ADN de son émission The Apprentice: un rapport à l’argent et au profit totalement décomplexé, une gestion sans vergogne du personnel de la présidence. Trump a, comme promoteur immobilier, fait sept fois faillite. Il n’a aucun filtre. Son Amérique est une sorte d’immense studio de télévision. Chacun de ses déplacements est une nouvelle émission de «Trump-réalité». Faut-il continuer? Non, si cela nous amenait à nous répéter, à ne pas offrir de nouvelles histoires aux lecteurs.
«Le portrait acide d’une Amérique indifférente, voire aveugle, aux destins de ceux qui n’ont pas l’étoffe de héros.» Cette phrase, tirée d’un numéro d’«America», n’évoque pas l’Amérique de Trump… mais la série télévisée «Breaking Bad», consacrée à l’ascension extraordinaire d’un trafiquant de drogue ordinaire. Celle-ci, pouvait-on lire dans votre revue, «revisite le mythe du self-made-man». On pourrait presque appliquer ces mots à l’Amérique de Trump…
Je me souviens des tout premiers jours qui ont suivi l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche. Je me trouvais au Japon lors du vote et j’avais eu, à distance, le sentiment d’un basculement terrible. Puis je me suis retrouvé quelques semaines plus tard à New York, avant l’investiture. Trump préparait son investiture dans sa Trump Tower. J’étais abasourdi parce que je n’avais rien vu venir. Et je me suis alors souvenu de ce que m’avait dit, quelques mois plus tôt, l’écrivain et journaliste Tom Wolfe, auteur du fameux Bûcher des vanités: «Je pense que Trump passera parce que les gens en ont marre. Ils sont prêts à se jeter dans l’inconnu. Ils veulent qu’il se passe quelque chose», m’avait-il affirmé. C’est ça, la force suprême de Donald Trump: ce besoin d’envoyer le «système» se faire f… mais aussi ce besoin d’aventure, si américain. Tom Wolfe (depuis décédé) avait 83 ans lorsque je l’ai rencontré pour la dernière fois. Il avait compris que Trump avait pigé l’essentiel: offrir une aventure, certes folle, certes parfois délirante, mais une aventure quand même. Il promet d’élargir le champ des possibles, au détriment de toute évidence. Et ça marche! Gardons bien cela en tête en Europe: quand une partie de la société se sent bloquée, figée, coincée, alors elle réagit. Quitte à plonger dans l’inconnu comme Walter White, le héros de Breaking Bad…
Vous évoquez cette partie de la société américaine prête à toutes les aventures. Mais quid du reste de la population? Donald Trump n’a quand même pas contaminé la totalité du pays? On voit combien les résistances sont fortes, y compris au sein de son propre Parti… N’est-ce pas là le garde-fou?
Le numéro 10 d’America, celui de l’été 2019, avait pour titre «American Dream». Parcourez-le et vous comprendrez. Je l’écrivais alors dans mon éditorial: «Le rêve américain exerce une attraction magnétique sur tous ceux qui se laissent aller à espérer autre chose qu’une vie dirigée par l’ordinaire – oui, l’habitude émousse nos griffes.» Et j’ajoutais: «Le rêve américain consiste à s’élever. A changer de vie. A remplacer le mortifère «c’est impossible» par un revigorant «pourquoi pas?». Cela ne vous rappelle pas quelque chose? En France, n’a-t-on pas entendu, dans les manifestations de «gilets jaunes», cette colère contre ces prétendus murs construits par l’élite pour empêcher les «petits», les travailleurs modestes, d’accéder à autre chose? Le problème mis en évidence par l’Amérique de Donald Trump est celui de la majorité silencieuse. En 2016, celle-ci n’a pas voté. Les jeunes qui se reconnaissaient dans le discours de Bernie Sanders ont boudé Hillary Clinton. Pas mal de Noirs ont voté Trump, trompés par cette fausse promesse de sortir, grâce à lui – on a vu le résultat – de leur condition. Attention aussi à la manipulation politique des migrants, très réelle aux Etats-Unis. Salman Rushdie nous a raconté, dans les colonnes d’America, sa rencontre avec un chauffeur de taxi sikh à New York. Le type, qui a tout à craindre de Trump, affirme qu’il va voter pour lui le 3 novembre prochain parce qu’il a obtenu sa carte verte de résident. Dans une société violente comme les Etats-Unis, faire peur aux immigrés légalisés fonctionne. Ils veulent rester. Ils ont enfin obtenu un statut. Ils redoutent la concurrence des immigrants illégaux. Beaucoup ne bronchent pas. Ils obtempèrent.
Ne croyez-vous pas que les pays européens, parce qu’ils n’ont pas rivé en eux ce goût de l’aventure, sont mieux équipés pour résister au «trumpisme»? Nos démocraties ont aussi été vaccinées par les horreurs de l’histoire, non?
Vaccinés? Posons-nous la question lorsque nous regardons ce grand pays malade qu’est l’Amérique de Donald Trump. Le point de rupture, là où le «trumpisme» peut s’engouffrer, c’est lorsqu’une brèche se dessine entre une majorité silencieuse peu à peu dégoûtée de la politique traditionnelle et le forcing simultané des milieux les plus réactionnaires. On ne peut pas dissocier la victoire de Trump de l’activisme des milieux anti-avortements, ou de la mobilisation de tous ceux qui, aux Etats Unis, pensent que la Terre est plate. Ajoutez-y la promesse d’un enrichissement débridé pour tous, grâce à l’exploitation sans limites du gaz de schiste, ou grâce à l’exploitation industrielle ou minière des réserves indiennes, et le cocktail politique devient redoutable. Le rêve américain dévoyé est là: on mêle l’aspiration aux grands espaces, à la conquête de l’Ouest toujours renouvelée, et l’appât insatiable du gain. A quoi servent les parcs nationaux? Imaginez le fric qu’on pourrait faire si on abat leurs forêts et qu’on se met à forer partout. L’autre virus trumpiste que les Européens doivent surveiller est celui des violences communautaires. Regardez, de ce côté-ci de l’Atlantique, la montée de l’antisémitisme, des incivilités, la dilution de la culture du débat démocratique dans celle du clash et du profit immédiat… Je ne crois pas au «vaccin» européen.
Donc l’Amérique de Trump peut débarquer chez nous? Ceux qui n’y croient pas sont d’éternels naïfs?
Une partie de l’Amérique de Donald Trump est déjà chez nous et les écrivains américains qui, depuis quatre ans, nous racontent leur pays ne cessent de nous alerter. Cette Amérique, c’est celle de Twitter et des réseaux sociaux. Quand le débat en 240 signes devient la norme, quand les «punchlines» médiatiques remplacent les arguments, quand on pense sous forme de slogans publicitaires… nous y arrivons. Regardez l’influence de la chaîne d’information ultra-conservatrice Fox News sur nos chaines d’information en France? La progression du vote populiste n’est pas un mirage. Le Brexit et la surenchère permanente de Boris Johnson ne se passent pas sur la planète Mars. L’obsession des migrants, thème rebattu par Trump, est au centre de nos débats politiques. Ce que Trump a fait, c’est d’exacerber tous ces thèmes, de décomplexer le pire de l’Amérique, car là-bas, dans ce pays où presque tout est permis, cela est possible. «La classe ouvrière américaine est en partie vulnérable, car elle coûte trop cher écrivait l’an dernier dans America le romancier et universitaire David Vann. Tout devient une question d’argent et de repères. Malgré sa fortune considérable, Trump séduit ces ouvriers déclassés et menacés parce qu’ils se reconnaissent dans son discours. Ses phrases incomplètes, ses exagérations, son manque d’intérêt pour les faits, ses menaces violentes et ses références récurrentes à la religion et au nationalisme font écho aux valeurs de la classe ouvrière.» Ne pensez-vous pas que cela vaut aussi pour nous?
«America» est une revue d’écrivains, d’intellectuels, d’universitaires. Pour eux, l’Amérique de Trump sonne comme une absolue défaite. Comment, au fil de ces quatre années, ont-ils commenté leur propre sort: celui de «boucs émissaires» désignés en permanence à la vindicte populaire par le héros de téléréalité installé à la Maison-Blanche?
Attention, je le redis: Trump est un héros romanesque. Il est donc, pour ces écrivains, une mine d’histoires, de romans, de fractures aussi terrifiantes que passionnantes lorsque votre boulot est de les raconter. On se trompe en Europe, et nos auteurs le répètent depuis quatre ans dans America, lorsqu’on prend ce président de tous les excès pour un imbécile ou un clown. Et l’on se trompe encore plus lorsque l’on prend ses électeurs et ses soutiens pour des abrutis! C’est bien plus complexe que cela. Trump est le «Joker», comme dans le film! Il est le produit de cette colère anti-establishment et de cette divination parallèle du pouvoir et de l’argent. Son meilleur carburant est la prétendue arrogance des élites intellectuelles: celle du New York Times, de Madison Avenue à Hollywood, des nouveaux philosophes de l’ère numérique confortablement installés sur la côte Ouest. Trump n’est pas le diable. Le diaboliser, c’est refuser de penser ce que nos sociétés ont de trumpiste en elles. Souvenons-nous quand même que beaucoup d’intellectuels, dans les années 1930, prenaient Mussolini et Hitler pour des clowns! Trump est exceptionnel, oui, exceptionnel. Son ego et son besoin de revanche sont surdimensionnés. Et son génie est de comprendre et de savoir exploiter la souffrance. Il est l’incarnation absolue du «bad guy» américain. Comme Tom Wolfe le faisait avec ses personnages dans ses romans, il plonge l’Amérique entière dans un bain d’acide.
La romancière Joyce Carol Oates écrivait cela l’an dernier dans vos colonnes: «Trump prétend être un homme d’Etat mais il fait du show-business. Il fait monter les prix, rien d’autre. Avec lui, la politique aux Etats-Unis est devenue enragée…»
Oui, et je crains que cela ne dure. Ce mandat présidentiel de Donald Trump a marqué durablement la vie de l’Amérique. Il a changé son pays de façon durable et c’est en quelque sorte pour cette raison qu’un bilan contrasté, nuancé, objectif de sa présidence est impossible à établir. Le trumpisme n’est pas une compilation de décisions, d’actes ou de statistiques. C’est une révolution immorale que Joseph Biden, s’il est élu, aura toutes les peines du monde à contrecarrer, voire à renverser. Vous parliez des écrivains d’America et je vous répondais par leur fascination pour ce personnage romanesque qui occupe la Maison-Blanche. Mais en termes de bilan, il y a une chose que nous ne pouvons pas, nous journalistes et intellectuels, ignorer, car elle est effrayante: c’est l’idée que la culture n’est pas prioritaire. Pire: qu’elle est mauvaise, dangereuse, pernicieuse. L’index boursier de Wall Street peut atteindre des sommets. Cette «prouesse financière» n’effacera jamais le fait que Trump a envoyé sans cesse à la population américaine des signaux subliminaux pour justifier la médiocrité. La culture de Trump, c’est la télévision. C’est le divertissement de masse érigé en culte parce qu’il permet de concilier les deux opposés de sa présidence: d’un côté, des classes pauvres biberonnées au complotisme et aux fake news, de l’autre, des riches pour lesquels on multiplie les cadeaux fiscaux, ce qui verrouille leur allégeance. La culture, c’est l’instrument de promotion des classes moyennes. Or Donald Trump hait les classes moyennes. Pour lui, tu es riche… ou rien.
L’Amérique de Trump, c’est le pays de la richesse triomphante? Pourtant, les géants de la technologie, les milliardaires de la côte pacifique ne lui sont guère favorables?
Gare, là aussi, à une analyse erronée. Les milliardaires du numérique détestent Donald Trump mais ils auront, au final, sacrément profité de son mandat si l’on regarde les cours boursiers de leurs entreprises! Encore une fois, le bilan économique de sa présidence reste à écrire, et cela sera très compliqué car l’épidémie de Covid-19 a brouillé toutes les cartes. Mais sur le fond, Trump incarne une Amérique des riches: celle, très importante, des millionnaires disséminés dans le pays. Sa clientèle, ce ne sont pas les fortunes de New York (qui le détestent) ou celles de San Francisco (qui le méprisent). «Ses» millionnaires sont ceux du Mid-West, ces fortunes acquises dans l’immobilier ou dans l’exploitation des ressources naturelles. Trump a décomplexé ces riches-là, que les intellectuels ignorent car ils les trouvent lourdingues, et sans intérêt, car ce ne sont pas des mécènes. Ils ne financent pas les artistes. Ils ne frayent pas avec les «gauchos» d’Hollywood. Cette Amérique fortunée est blanche, croyante, conservatrice, hypocrite, convaincue que la littérature et le cinéma sont des nids de pédophiles et d’homosexuels. L’autre grande victoire de Trump, c’est terrible de l’avouer, est culturelle: il a flatté un hyper-individualisme et tué l’envie d’apprendre ou de se cultiver. Lisez America! Tous nos écrivains racontent le même pays: des Etats-Unis où le riche estime avoir le droit qu’on ne l’emmerde plus avec ces expos, ces bouquins, tout ce qui coûte et ne rapporte pas. Son créneau, c’est la richesse pour la richesse.
Mais pourquoi l’Amérique s’est-elle ainsi laissée prendre dans l’engrenage de Donald Trump? Tous ces écrivains racontent un pays qui leur a échappé…
Parce que, d’abord, Donald Trump est très talentueux. Et là aussi, soyons aux aguets en Europe: le talent politique, la capacité à manipuler, à mentir, mais aussi à obtenir ce que vous voulez en virant sur-le-champ les conseillers que vous jugez incompétents ou pas assez obéissants… Cette mécanique humaine vieille comme le monde fonctionne toujours. La naïveté de certains a aussi joué un rôle. Trump impressionnait par sa fortune, sa vista, il apparaissait rassurant, car il avait frayé avec le Parti démocrate dans les années 1980. Il avait donné de l’argent à la campagne de Bill Clinton… L’on a surtout mésestimé la force de sa promesse d’avenir. Il a promis un avenir à l’Amérique, ce pays qui déteste l’histoire et le passé. Voilà sa force, et voilà sans doute aussi la grande différence avec l’Europe et avec nous. Donald Trump est le président d’un pays qui n’aime pas regarder dans le rétroviseur. On avance. Parce qu’il n’est pas question de reculer. En ce sens, Trump est d’abord formidablement Américain.
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