Professeur d’économie politique internationale à l’IMD, Jean-Pierre Lehmann est né, a grandi et étudié aux Etats-Unis. Désespéré par la crise de confiance qui frappe selon lui les démocraties occidentales, celui qui fut militant pour les droits civils et politiques aux Etats-Unis dans sa jeunesse ne cache pas son pessimisme après l’élection de Donald Trump.

Le Temps: Il y a quelques décennies aux Etats-Unis, vous avez été arrêté par la police alors que vous militiez pour les droits des minorités. Comment vivez-vous aujourd’hui la victoire de celui qui proposait d’interdire le territoire américain aux musulmans?

Jean-Pierre Lehmann: C’est absolument catastrophique. En 1963, j’étais présent à Washington lors du discours historique de Martin Luther King. Si on lui avait dit alors qu’un Noir accéderait un jour à la Maison-Blanche, il ne l’aurait pas cru. C’est vous dire à quel point j’étais heureux lors de l’élection de Barack Obama. Huit ans plus tard, son bilan n’est peut-être pas spectaculaire, mais le Congrès y est pour beaucoup. Je constate que les Etats-Unis sont un pays profondément divisé, en déclin, où les réactions viscérales contre les musulmans, les Mexicains, et même la communauté noire sont encore la règle. Je crains malheureusement que cette élection ne fasse qu’exacerber les divisions.

– L’Amérique que vous avez connue, celle des grandes causes estudiantines et des mouvements d’émancipation, a-t-elle vécu?

– Je crois effectivement que l’élection de Donald Trump sonne la fin des Etats-Unis en tant que modèle, et même en tant que grande puissance. Un journaliste du Financial Times, Edward Luce, a écrit un livre en 2012 sur le spectre du déclin américain. C’est en train de se produire. Les Etats-Unis déclinent, les tensions sont de plus en plus fortes et tout le modèle vacille. C’est terrifiant. En plus d’être totalement inexpérimenté et d’afficher un mépris absolu des intellectuels, Donald Trump incarne cette Amérique divisée.

– Sitôt élu, Donald Trump a assuré qu’il serait le président de tous les Américains. Peut-il le devenir? Devenir le président des minorités qu’il a insultées?

– Le Trump qui va émerger peut-il être différent du Trump que l’on connaît? Oui, c’est une possibilité, l’invraisemblable peut continuer de devenir vraisemblable, mais cela m’étonnerait beaucoup. La campagne et les mots qui ont été prononcés vont laisser des traces. Et même s’il change de discours envers les Noirs, les Mexicains, les musulmans, ce sera difficilement réciproque… Les gens ne vont pas oublier. D’autant plus que Trump, qui aura le Congrès avec lui, ne pourra pas se permettre de décevoir tous ceux qui ont cru en ses promesses. Il devra peut-être revoir la dimension de l’ouvrage, mais il sera bien obligé de construire un petit bout de mur sur la frontière mexicaine… Il a promis de taxer les importations chinoises à 45%: il ne pourra pas s’asseoir sur cette promesse, si absurde soit-elle. Le retour à la sérénité me paraît dès lors peu probable. D’autant plus que les démocrates ne vont pas se gêner pour lui rendre la vie aussi difficile que possible, par tous les moyens.

– L’élection de Donald Trump fait évidemment penser à celle de Ronald Reagan. Voyez-vous un parallèle entre ces deux figures républicaines?

– Honnêtement, non. Reagan n’a jamais fait de commentaires racistes, misogynes, insultants. On ne peut pas l’accuser d’avoir été vulgaire et agressif, comme l’est Donald Trump. C’était un gentleman, qui avait un certain calme. Trump ne ressemble ni à Reagan, ni à Bush, ni à personne d’autre. Il n’y a pas de précédent.

– La victoire de Trump l’isolationniste sonne-t-elle le glas du multilatéralisme?

– Je parlerais plutôt d’une continuation, ou d’une intensification, du déclin du multilatéralisme. Et en particulier de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui n’a pas attendu l’élection de Donald Trump pour perdre de l’importance! L’échec du Cycle de Doha et les accords commerciaux méga-régionaux – les partenariats transatlantique et transpacifique – poussés par Barack Obama ont déjà précipité le déclin du modèle multilatéral de l’OMC. La bonne nouvelle, c’est que ces accords méga-régionaux sont à peu près morts. La mauvaise, c’est qu’il n’y a rien pour les remplacer…

– Catastrophisme mis à part, quelque chose de bon peut-il sortir de l’élection de Donald Trump?

– Vous connaissez l’échange entre Churchill et sa femme au lendemain d’une élection perdue: pour consoler son mari, sa femme lui dit que cette défaite est peut-être une «bénédiction déguisée». Ce à quoi Churchill répond… qu’elle est «effectivement bien déguisée»… A dire vrai, je ne vois pas très bien à ce stade ce qui pourrait advenir de bon de la victoire de Donald Trump.