Joseph Nye: «Nous pouvons retenir notre souffle quatre ans, pas huit»
L’Amérique et nous
Dans son dernier ouvrage, Joseph Nye, le père du concept de «soft power», examine la moralité des présidents américains dans la politique étrangère des Etats-Unis depuis 1945

Comment l'Europe vit-elle l'Amérique de Trump? Alors qu'une élection majeure se déroulera le 3 novembre, nous consacrons une série d’articles à cette Amérique qui fascine toujours, qui trouble ou qui dérange.
A 83 ans, Joseph Nye a consacré sa vie à comprendre sur quoi repose le pouvoir d’un Etat. Il en a tiré la notion de «soft power», cette capacité de cooptation qui compte autant que le «hard power», la puissance de coercition. Cette attraction a longtemps été exercée par les Etats-Unis grâce à leur rayonnement culturel, intellectuel et moral. La carrière de Joseph Nye l’a fait osciller entre le monde académique – notamment à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève – et les réalités politiques en tant que sous-secrétaire d’Etat dans l’administration Carter, puis de secrétaire adjoint à la Défense dans celle de Bill Clinton. Le professeur émérite à la John F. Kennedy School of Government de l’Université Harvard analyse ce qu’il reste du «soft power» américain après quatre années de présidence Trump.
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Le Temps: Quel est le plus grand dommage infligé par l’administration Trump au «soft power» américain?
Joseph Nye: «America First» n’est pas une erreur en tant que telle. Un dirigeant est le curateur des intérêts du peuple. La question morale dépend de la définition que vous donnez de vos intérêts nationaux. Est-ce un problème transactionnel dans lequel je gagne ce que vous perdez? Ou y a-t-il une définition plus large, où nous pouvons tous les deux être gagnants? Trump souscrit à la première version, ce qui sape notre système d’alliances et les institutions multilatérales bâties par Roosevelt, Truman et Eisenhower. Une structure multilatérale élargie permet aux dirigeants d’avoir une approche à long terme et de définir leurs intérêts nationaux à travers des gains mutuels. En affaiblissant ce cadre, Trump n’a pas uniquement agi de façon immorale. Il a aussi réduit l’espace pour les décisions morales d’autres dirigeants. C’est un coût très élevé pour le soft power américain.
A quel aspect du «soft power» américain les Européens peuvent-ils encore se fier?
Le soft power d’un pays dépend en partie des politiques menées par son gouvernement. Mais une grande partie provient de sa société civile. Il reste très fort aux Etats-Unis grâce aux universités, aux fondations comme celle de Bill et Melinda Gates, à Hollywood et son industrie du divertissement. C’est un réservoir que même Trump ne peut pas détruire. Mais il serait bien meilleur que cela soit renforcé par des actions gouvernementales perçues comme légitimes sur la scène internationale.
La rhétorique de Kennedy était certes idéaliste, mais ses actions ne l’étaient souvent pas
Nous partons du principe que les présidents idéalistes sont nécessairement moraux. Or dans votre dernier ouvrage, vous affirmez que le caractère moral d’un président ne dépend pas uniquement de ses intentions mais aussi des moyens à sa disposition et des conséquences de ses actions.
Vous pouvez être idéaliste et avoir de bonnes intentions, mais si vous ne disposez pas des moyens adéquats et si vous n’évaluez pas les conséquences involontaires de vos actions, vos bonnes intentions peuvent déboucher sur un résultat tout à fait immoral. Le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions, surtout en politique étrangère.
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Les idéaux brandis par des présidents tels que Woodrow Wilson, John F. Kennedy ou Jimmy Carter étaient-ils donc déconnectés de leur action politique?
Wilson avait sans doute de plus grands idéaux que de capacité à les mettre en pratique. Cela a mené à une contre-réaction et à l’isolationnisme des années 1930, les Etats-Unis ne jouant pas leur rôle pour contenir Hitler. Kennedy était un mélange d’idéalisme et de réalisme. Sa rhétorique était certes idéaliste, mais ses actions ne l’étaient souvent pas. Carter accordait beaucoup d’importance aux droits humains en politique étrangère, mais il a fait un certain nombre d’autres choses qui étaient pragmatiques. Il voulait par exemple apparaître comme un faiseur de paix – mais les négociations de Camp David entre l’Egypte et Israël ont surtout été un marchandage très rude.
Je mentionnerais aussi George W. Bush et son «agenda pour la liberté». En envahissant l’Irak, il affirmait non seulement empêcher Saddam Hussein d’acquérir des armes de destruction massive, mais aussi promouvoir la démocratisation du Moyen-Orient. Son porte-parole, Ari Fleischer, disait admirer cette approche car elle reflétait une clarté morale. C’était bien sûr illogique: Bush n’avait pas les moyens de démocratiser l’Irak ou le Moyen-Orient. Les conséquences en ont été immorales, avec le renforcement d’Al Qaida en Irak et sa métamorphose dans le groupe Etat islamique.
Son père, George H. W. Bush, reçoit vos louanges. Pourtant, pour beaucoup d’Européens, la guerre du Golfe a constitué le prélude de l’invasion de l’Irak par son fils.
J’ai moi-même été surpris d’arriver à cette conclusion, car je n’avais pas soutenu sa candidature à la présidence en 1988. Mais j’ai dû admettre qu’il avait des réussites majeures à son actif. Il a géré la fin de la guerre froide sans qu’un coup soit tiré – c’est extraordinaire. Il l’a notamment fait en minimisant son mérite personnel. Son entourage lui disait: «Vous devriez célébrer la chute du mur de Berlin.» Il répondait: «Je ne danserai pas sur les ruines du Mur, je dois négocier avec Gorbatchev.» Cette retenue a débouché sur un résultat très moral qui n’aurait jamais été possible s’il avait succombé à un accès de trumpisme, comme lorsque le président actuel a rencontré Kim Jong-un.
George H.W. Bush a employé une combinaison de «hard» et de «soft power», ce que j’appelle le «smart power»
Concernant la guerre du Golfe, il est intéressant de noter que George H. W. Bush a fait preuve de la même prudence. Il a pris soin d’obtenir une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU et de bâtir une coalition regroupant des pays arabes. Ce président a employé une combinaison de «hard» et de «soft power», ce que j’appelle le «smart power». On lui reproche parfois de ne pas être allé jusqu’à Bagdad pour se débarrasser du dictateur, mais il estimait que cela aurait entraîné une occupation qui aurait ôté toute légitimité à son action.
Barack Obama était d’ailleurs très proche de George H. W. Bush. Vous ne classez pas Obama dans la catégorie des idéalistes, mais plutôt dans celle des réalistes capables de prendre en compte des exigences morales.
Je dis toujours qu’il faut démarrer par le réalisme pour se faire une idée du monde, puis évaluer si nos idéaux auront des conséquences bénéfiques ou non. Ma critique des réalistes purs est qu’ils s’arrêtent là où ils commencent: ils estiment que tout n’est que survie, sans voir que la politique internationale ne se limite pas à cela. Celle-ci nous autorise à prendre en compte la défense des droits humains, la lutte contre la pauvreté ou le changement climatique. Obama s’ancrait dans le réalisme tout en essayant de concrétiser des valeurs.
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Donald Trump est-il un président immoral ou amoral?
Les deux. Il est amoral dans la mesure où la morale ne fait pas partie de son calcul. Mais il est aussi immoral dans la mesure où il commet des actes, comme de mentir, qui sont immoraux. On peut penser que tous les dirigeants le font, mais l’étendue et la fréquence du mensonge comptent. Donald Trump a menti 20 000 fois en près de quatre ans à la Maison-Blanche. Cela détruit toute confiance.
La prochaine élection présidentielle est-elle la plus importante de l’histoire américaine?
Oui, je le pense. Les dégâts infligés par Trump se vérifient dans les sondages sur l’image des Etats-Unis à l’étranger. S’il n’est président que quatre ans, le dommage pourra être réparé et il sera perçu comme un accident de l’histoire. S’il reste au pouvoir huit ans, le dommage sera durable. Comme me le disait un ami européen: «Nous pouvons retenir notre souffle quatre ans, pas huit.»
Un second mandat de Donald Trump réduirait-il la réputation des Etats-Unis à néant?
Elle serait en tout cas gravement amoindrie. Mais prenons la guerre du Vietnam: la politique américaine dans ce pays était très impopulaire, les gens manifestaient tout autour du monde. Cela dit, ils ne chantaient pas l’Internationale mais «We Shall Overcome», un hymne du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. La société civile américaine était donc restée populaire à l’étranger. Les administrations qui ont suivi ont d’ailleurs changé l’image du pays: Gerald Ford était réputé pour son honnêteté, Jimmy Carter pour sa défense des droits humains, Ronald Reagan pour son optimisme. En 1972, on pouvait penser que l’image des Etats-Unis ne s’en remettrait jamais. Une décennie plus tard, c’était pourtant le cas.
Si Joe Biden est élu, que devrait-il faire pour rétablir l’image de votre pays?
Il a déjà suggéré certaines choses, comme le retour au sein de l’Accord de Paris et de l’OMS ou la réaffirmation de nos alliances. J’aimerais qu’il aille plus loin, par exemple en promettant que les Etats-Unis réserveront 20% de leur production de vaccins contre le coronavirus aux pays pauvres et en lançant une grande initiative internationale pour améliorer leurs systèmes de santé. Un plan Marshall contre la pandémie serait bon pour nous, pour les autres et pour notre image.
A lire: «Do Morals Matter? Presidents and Foreign Policy from FDR to Trump», Oxford University Press, 2020.