Le Temps: Depuis le rétablissement des relations diplomatiques entre Cuba et les États-Unis dont la visite du président américain Barack Obama est le point culminant, on a l’impression que l’ouverture de l’île caribéenne est déjà réalisée. Qu’en est-il vraiment?

Norge Espinosa Mendoza: Il y a manifestement un nouvel espoir qui anime tous les Cubains de l’île et de l’extérieur. Mais après un an d’accords négociés, de pourparlers et de propositions, l’espoir ne s’est pas matérialisé dans des changements concrets et immédiats comme beaucoup l’espéraient. L’art de la patience continue donc d’être une composante fondamentale de la vie des Cubains. L’annonce, le 17 décembre 2014, des présidents américain et cubain Barack Obama et de Raul Castro de vouloir entamer un processus de normalisation a engendré une vague d’optimisme. Mais il manque pour l’heure un vrai projet dont l’impact serait beaucoup plus tangible. Mais cela doit aller au-delà de la vague nouvelle d’Américains qui nous rend visite afin de retrouver une sorte de «paradis interdit».

Lire aussi :  Obama à Cuba, pour tourner la page de la Guerre froide

- La venue des Rolling Stones ou de la photographe Annie Leibovitz à Cuba est-elle un signe?

- Je ne suis pas sûr que la visite de ces artistes ait un quelconque lien avec le changement. Il y a de la curiosité et de la fascination. Une porte qui paraissait à jamais fermée s’est ouverte. Pour eux, venir à Cuba, c’est satisfaire leur curiosité. Mais ces artistes n’ont provoqué aucun changement ici hormis d’orner les murs de galeries et de restaurants branchés et chers de la Havane. Il va encore couler beaucoup d’eau sous les ponts avant qu’une majorité d’Américains découvre que Cuba n’est plus le pays de 1959, ni celui des premières années de l’euphorie révolutionnaire. Cela va prendre du temps avant qu’ils n’acquièrent les clés de lecture de ce nouveau Cuba, post­-Mur de Berlin et post-­période spéciale. Un pays qui s’est réinventé selon un scénario beaucoup plus violent et plus cynique, plus carnavalesque et plus empreint de méfiance.

- L’Occident n’est-il pas en train d’exploiter de façon voyeuriste les ruines de Cuba?

- Ce qui est gênant, c’est qu’entre nous, on a transformé une partie de l’image carte postale de Cuba en son contraire. C’est ce que vante la presse officielle cubaine. La Havane est d’ailleurs loin de représenter l’intégralité de Cuba. Il faut se confronter aux autres réalités de l’île en quittant la capitale. Les ruines sont une part de Cuba qui se vend avec tout autant de cynisme et de désinvolture que le Cuba des grands panneaux aux slogans révolutionnaires. Or près des ruines et dans les rues cabossées du pays, la réalité du quotidien reste ce qu’elle est.

- Comment voyez-vous l’avenir?

- A Cuba, un projet d’avenir est actuellement en gestation. Cela n’aurait pas été possible avant le 17 décembre 2014. Aujourd’hui, nous ne sommes pas seulement un pays, nous sommes désormais aussi un marché. Les prix augmentent. Les dirigeants du pays se font photographier de façon peu justifiable aux côtés de célébrités qui visitent certains des sites les plus chers de la Havane. L’argent détermine l’accès à certaines choses. Cuba se transforme, mais pas toujours pour le meilleur.

- Tous les Cubains ont-ils le même sentiment par rapport au changement?

- Le quotidien à Cuba est dur et le restera. Mais croire que les Américains résoudront nos problèmes ne fait que mettre en évidence l’incapacité de l’État de changer le cours des choses et d’apporter des améliorations dues depuis longtemps. Je pense aux jeunes et aux personnes âgées. Les premiers pourront choisir de rester à Cuba, d’exercer de nouvelles activités économiques ou de s’en aller. Si beaucoup s’exilent aujourd’hui encore, c’est parce qu’ils sont fatigués d’attendre. Mais il y a aussi des gens qui reviennent à Cuba, qui créent de petits commerces et permettent ainsi à des familles de rester sur l’île. Une chose impensable il y a quinze ans.

- Et les plus âgés?

- Les personnes du troisième âge courent le risque d’être exclues de ce nouveau cadre économique. Elles ont consacré tout à la révolution et aujourd’hui, elles ne voient pas se concrétiser les promesses tenues.

- Quel est le principal atout de Cuba?

- Le changement à Cuba est souterrain. Il se prépare à apparaître lentement au grand jour et nous rend tous complices de l’attente qu’il génère. C’est l’une des grandes merveilles de Cuba: être un pays prisonnier de sa géographie et du temps, mais qui n’a pas rechigné à changer, à se réinventer non pas seulement à travers un, mais plusieurs types de révolutions. Avant, durant et après 1959.