Depuis le rejet par le Sénat d’une précédente initiative, en août 2018, les femmes argentines ont continué de manifester massivement à travers tout le pays pour réclamer la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Lissell Quiroz, historienne et maître de conférences à l’Université de Rouen, analyse l’annonce d’Alberto Fernandez de proposer un nouveau projet de loi pour légaliser l’avortement malgré les pressions de l’Eglise et des milieux conservateurs.

Lire aussi: Quels sont les enjeux pour les droits des femmes en 2020?

Le Temps: Le rapport de force politique entre les «pro-vie» et les partisans de l’IVG s’est-il inversé depuis l’élection d’Alberto Fernandez et les législatives d’octobre 2019?

Lissell Quiroz: La mobilisation actuelle s’inscrit dans la continuité des rassemblements organisés autour des questions sur les féminicides depuis 2015. Par la suite, elle n’a cessé de prendre de l’ampleur, se renforçant continuellement. La mobilisation de février dernier est représentative de cette situation. Les féministes sont descendues dans la rue et, progressivement, elles ont inversé le rapport de force malgré la vive résistance des milieux conservateurs. L’initiative du président, Alberto Fernandez, de légaliser l’avortement marque un tournant. En 2018, le projet de loi qui avait été adopté par les députés avant d’être rejeté au Sénat constituait déjà une avancée mais la lutte est loin d’être terminée. Dans quelques jours, les féministes marcheront dans les rues afin de maintenir la pression sur le gouvernement.

Chaque année depuis 2012, un projet de loi visant à légaliser l’IVG est présenté au Congrès argentin sans succès. En 2020, la loi peut-elle enfin être votée par les députés et les sénateurs malgré les fortes pressions de l’Eglise?

L’espoir grandit dans la mesure où la mobilisation est ancienne et qu’elle s’est attachée, au fur et à mesure, le soutien d’une majeure partie de la population et surtout du monde politique. Aujourd’hui, les mouvements féministes sont plutôt confiants quant à l’adoption de la loi par le Congrès. Parce que, en réalité, une grande partie de la population est déjà favorable à la dépénalisation de l’avortement. En revanche, la légalisation rencontre davantage d’opposition puisqu’elle comporte des questions sous-jacentes plus pointues. Le président et le gouvernement devront réfléchir à leur manière de concevoir le projet. Actuellement, les féministes songent à demander un référendum sur cette question.

Quelle est la différence entre dépénalisation et légalisation?

La dépénalisation signifie que l’Etat ne peut pas engager de poursuites, une pratique déjà en application aujourd’hui. En Argentine, les femmes ne sont plus assignées en justice et incarcérées pour une interruption volontaire de grossesse. C’est dorénavant un acquis de la société. La légalisation est l’étape suivante: la loi qui autorise l’avortement libre et volontaire. C’est à ce niveau que l’Eglise catholique, très puissante dans le pays, et tous les milieux conservateurs bloquent le processus législatif.

Lire également: Alberto Fernandez: «Laissez-moi du temps pour reconstruire l’économie argentine»

De nombreux avortements clandestins sont pratiqués chaque année. Quel est leur impact sur la santé des femmes en Argentine?

Chaque année, environ 400 000 avortements clandestins sont pratiqués. C’est une question primordiale de santé publique. Même lorsque des femmes ne succombent pas, elles peuvent avoir des séquelles importantes car elles ne sont pas forcément suivies par des médecins. Par exemple, leur prise en charge tardive dans les hôpitaux après une IVG peut engendrer l’infertilité ou des complications. La proposition d’Alberto Fernandez s’accompagne également de mesures sanitaires et d’un accès élargi pour les femmes aux questions relatives à l’avortement et la sexualité en général. C’est par conséquent une problématique plus globale.

Finalement, l’avortement se définit comme l’accès des femmes, notamment les plus pauvres, aux soins, aux mêmes droits et au même système. Puisque très souvent les Etats sud-américains disposent d’un système de santé avec une composante privée, chère et mieux équipée, et une autre publique, moins dotée et moins performante. Les femmes les plus pauvres et vulnérables doivent, au moins, pouvoir accéder à ce système de base.

L’initiative d’Alberto Fernandez peut-elle influencer d’autres nations en Amérique latine?

La décision de l’Argentine aura très certainement une incidence sur les autres nations sud-américaines, très attentives à l’évolution de la situation dans le pays, mais pas seulement. Le mouvement prend aussi une ampleur plus générale et progresse désormais jusqu’en Amérique centrale où la législation est plus stricte. Mais le premier espace impacté sera l’Amérique du Sud où les Etats seront incités à suivre le modèle argentin. Historiquement, cela suit le schéma emprunté par les lois contre la violence de genre, les violences obstétricales et les féminicides qui ont été votées dans certaines régions du monde et se sont ensuite répandues. L’Argentine, puissance régionale, marquera un précédent et influencera ses voisins à débattre de l’IVG. Cette question est inscrite à l’agenda de tous les mouvements féministes. Les rassemblements du 8 mars prochain porteront sur les questions des droits sexuels et reproductifs qui sont au centre des revendications des Latino-Américaines depuis le début du siècle.

Lire aussi: La dette de l’Argentine «n’est pas soutenable», s’inquiète le FMI