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Un coup d’éclat. Un phénomène. Une sorte de conte de fées. Petite, London Breed a été élevée par sa grand-mère dans un modeste appartement où la douche était régulièrement cassée et des cafards s’improvisaient colocataires. «Nous étions cinq à vivre avec un revenu de 900 dollars par mois. On utilisait de vieux pots de mayonnaise pour boire. La violence n’était jamais loin. Une fois par semaine, on prenait le caddie de ma grand-mère pour récupérer de la nourriture dans des associations», raconte-t-elle dans le San Francisco Examiner. La voilà à la tête de la mairie de San Francisco, depuis le 11 juillet.

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Une sœur morte par overdose, un frère en prison

Avec Mark Leno, la ville californienne a failli avoir son premier maire ouvertement homosexuel; elle est désormais dirigée pour la première fois par une femme noire. L’élection de London Breed, 44 ans, est atypique sur plus d’un point. La démocrate vient d’un milieu modeste, avait une sœur morte d’une overdose en 2006 et un frère toxicomane qui purge une peine de prison derrière les barreaux. Elle a reçu pendant sa campagne le soutien de patrons de la Silicon Valley, dont Ron Conway, un des investisseurs d’Airbnb, et Evan Williams, cofondateur de Twitter. Jusqu’ici aucune femme n’avait dirigé une municipalité aussi grande aux Etats-Unis (870 000 habitants). Mieux: London Breed est la deuxième femme maire de San Francisco sur 45. La première était Dianne Feinstein, en 1978. London Breed n’avait alors que 3 ans.

Sa victoire n’allait pas de soi. Le scrutin était serré. San Francisco, bastion démocrate, est à très forte majorité blanche et hispanique. La cherté de la ville, où le prix des loyers explose à un rythme démentiel, a provoqué un exode important de la classe moyenne noire. En 1970, ils étaient 13% à vivre à San Francisco, ils ne sont aujourd’hui plus que 5% environ, essentiellement dans des logements sociaux. L’élection est intervenue dans un contexte particulier: elle a été anticipée en raison de la mort abrupte de l’ancien maire, Ed Lee, décédé en décembre d’une crise cardiaque. A sa mort, London Breed est devenue maire par intérim, puisqu’elle était la présidente du Conseil municipal. Mais le 23 janvier 2018, ses collègues ont préféré nommer Mark Farrell. London Breed a eu sa revanche lors de l’élection générale du 5 juin dernier.

Une «poop patrol» pour les excréments sur les trottoirs

Considérée comme modérée, la maire, qui a dirigé pendant plusieurs années le Centre culturel afro-américain de San Francisco [l’African American Art & Culture Complex, ndlr], se donne un an pour régler le problème lancinant des sans-abris et surtout pour débarrasser la ville des campements de fortune, loin d’offrir une jolie carte de visite aux touristes. «Un des plus grands défis comme maire est qu’il n’existe de solution simple pour aucun des problèmes de San Francisco», confie London Breed au Temps. «Tous les problèmes sur lesquels nous travaillons sont extrêmement complexes, en particulier celui des sans-abris, qui a des répercussions sur des villes à travers toute la Californie.»

Il faut donc faire preuve de «créativité» et d’«innovation», ajoute-t-elle. Elle cite les sites d’injection qui devraient bientôt ouvrir et réduire le nombre d’overdoses et de seringues dans la rue. «Nous avons aussi adopté une loi au niveau de l’Etat qui nous permettra de mettre en place un nouveau système de tutelle pour les personnes souffrant de troubles mentaux ou de toxicomanie, deux maux qui ont augmenté ces dernières années.» Toujours dans le but de «nettoyer» les rues. Cette dernière proposition, qui implique une certaine contrainte, est controversée.

Dans une interview accordée en juin au New York Times, elle ne mâchait pas ses mots: «Nous devons faire comprendre qu’il n’est pas acceptable de jeter des ordures ou d’uriner et de déféquer sur les trottoirs.» Elle veut rendre à San Francisco son visage conquérant et sa propreté. C’est pour cette raison-là qu’elle vient de mettre en place une toute nouvelle taskforce chargée de nettoyer les trottoirs, surnommée la «poop patrol» [patrouille des excréments, ndlr].

L’exemple de Shirley Chisholm

Question logements, London Breed compte également prendre le taureau par les cornes. «Notre économie a connu une croissance de 111% depuis 1990, mais San Francisco n’a pas réussi à accroître son offre de logements en conséquence. Depuis 2010, pour tous les huit emplois que nous avons créés, nous n’avons qu’un seul nouveau logement. Cela signifie qu’il y a une grave pénurie. Elle touche de façon disproportionnée nos populations les plus vulnérables qui ont déjà de la difficulté à payer leur loyer», explique-t-elle. «Je m’engage à aider ces résidents à rester chez eux. Mais la meilleure façon de rendre le logement moins cher est de construire plus de logements, y compris des logements abordables qui font cruellement défaut.»

Sur le plan de l’immigration, San Francisco restera une «ville sanctuaire» pour les clandestins. La maire tiendra tête à Donald Trump. Pour ce qui est des patrons de la tech, elle attend d’eux une plus grande mobilisation en faveur des défavorisés, comme le fait notamment le milliardaire Marc Benioff, le fondateur et patron de l’éditeur de logiciels Salesforce. Oui, San Francisco restera un formidable laboratoire pour les technologies sous son mandat. Mais elle observera tout développement avec un regard critique, histoire de ne pas creuser encore davantage les disparités sociales, promet-elle.

London Breed s’est initiée à la politique grâce notamment à la sénatrice démocrate Kamala Harris, Noire comme elle, que certains voient déjà candidate à l’élection présidentielle de 2020. Le Center for American Women and Politics, qui dépend de l’Université Rutgers dans le New Jersey, vient de publier une étude très complète sur les femmes noires qui font de la politique aux Etats-Unis: The Chisholm Effect. Chisholm, comme Shirley Chisholm, la première Noire élue au Congrès. C’était en 1968. Décédée en 2005, elle s’était aussi portée candidate à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de 1972. Sans succès.

Chantiers titanesques

Cette pionnière a créé des vocations. Mais les femmes noires restent encore peu représentées dans les hautes fonctions politiques aux Etats-Unis. Aucune n’a jamais été élue gouverneure d’un Etat; 19 siègent actuellement au Congrès (38 en tout depuis 1970), et seules 5 étaient maires au moment de la publication de l’étude, en février: Muriel Browser (Washington), Catherine Pugh (Baltimore), Sharon Weston Broome (Baton Rouge), Vi Alexander Lyles (Charlotte) et Keisha Lance Bottoms (Atlanta). Désormais, London Breed vient compléter la liste. Comme LaToya Cantrell, entrée en fonction en mai comme première maire noire de La Nouvelle-Orléans.

Sans-abris, loyers inabordables: London Breed sait qu’elle va devoir s’attaquer à des chantiers titanesques sur lesquels beaucoup de ses prédécesseurs se sont cassé les dents. Elle n’a visiblement pas peur des défis. «Le fait d’avoir grandi dans un logement social et d’avoir vécu dans des conditions difficiles m’a rendue résiliente, dit-elle. Cela m’a donné la force de surmonter des situations très difficiles et d’être capable de me relever.»