Un président qui tente d’éviter la destitution en ordonnant la dissolution du congrès et la mise en place d’un «gouvernement d’exception» avant d’être arrêté par les députés dénonçant là un coup d’Etat. Une population dont la colère se fait entendre dans les rues et dans les sondages aux slogans de «Pérou indigne-toi», «Congrès corrompu»… Aujourd’hui, l’ancien empire rejette ses élites. Selon un sondage de l’Institut d’études péruviennes, 85% des Péruviens sont opposés aux décisions du congrès – et 70% rejettent le président destitué.

Premier chef d’Etat autochtone

Fort d’une population d’un peu plus de 33 millions d’habitants, ce pays d’Amérique du Sud est en crise. En cause, selon le professeur andin Jorge Carbajal venu protester à Cuzco depuis la ville d’Urubamba, le mépris des élites envers les populations andines. «Castillo a toujours été moqué pour son accent et sa locution imparfaite. C’est un homme du peuple, un professeur de campagne: il nous représente», affirme l’homme. Premier chef d’Etat de descendance autochtone depuis la conquête espagnole et élu sur un programme anticorruption opposant les autochtones pauvres des régions andine et amazonienne aux élites blanches, Pedro Castillo était majoritairement soutenu par un électorat modeste et paysan. Cet homme comparable à son homologue Evo Morales en Bolivie en ce qu’il était le premier chef d’Etat à revendiquer ses racines andines symbolisait, pour toute une frange de la population jusque-là exclue, l’accès aux instances politiques traditionnellement réservées aux élites citadines. «Le peuple péruvien est le fruit de métissages et l’identité andine est majoritaire. Elle ne peut continuer à être reléguée au second plan», explique le professeur Jorge Carbajal en marge des manifestations.

Mais l’opposition de droite, majoritaire au Congrès, lui reprochait une instabilité avec, notamment, la nomination de quatre premiers ministres en dix-sept mois de présidence. Pedro Castillo a failli être éloigné du pouvoir à plusieurs reprises ces derniers mois, notamment par deux motions de destitution. Au mois de mai, le Congrès s’était opposé à un projet de référendum qui aurait convoqué une nouvelle assemblée constituante pour voter une Constitution plurinationale. Le texte aurait entériné l’existence de plusieurs nations dans le pays, ce qui aurait ouvert la voie à une autonomie des autochtones et à l’adoption de normes destinées à combattre une pauvreté endémique, comme cela a été le cas en Equateur ou en Bolivie.

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L'«incapacité morale» en question

Or, la démocratie parlementaire sur laquelle repose le Pérou depuis 1993 comporte une singularité unique dans l’écosystème politique latino-américain: la possibilité que le Congrès écarte le président pour cause d'«incapacité morale ou physique permanente». Une épée de Damoclès qui pèse sur chaque président et que les congrès successifs n’ont pas hésité à utiliser. «L’outil est aujourd’hui à la discrétion du Congrès, alors même que la notion de capacité morale reste floue», relève Omar Cairo, professeur de droit constitutionnel à l’Université pontificale catholique du Pérou. Echapper à la sentence s’avère d’autant plus difficile que le congrès péruvien est «un agglomérat de groupes qui répondent davantage à des intérêts particuliers qu’à des programmes précis», explique Omar Cairo.

Terre d’inégalités massives, l’Amérique latine oscille constamment entre une politique libérale de droite et la volonté de la gauche de nationaliser. Alors que la droite était majoritaire, une nouvelle «vague rose» déferle sur le continent sud-américain cette dernière décennie: Alberto Fernandez en Argentine, Luis Arce en Bolivie, Gabriel Boric au Chili, Gustavo Petro en Colombie, Lula au Brésil… Le Pérou laissera-t-il sa chance à la présidente Dina Boluarte issue comme son malheureux prédécesseur Castillo de cette vague rose et première femme à gouverner le pays, elle qui appelait cette semaine à la «trêve politique» pour «installer un gouvernement d’union nationale»? Le professeur de droit constitutionnel Omar Cairo en doute: «Si la Constitution n’est pas modifiée, il est probable qu’elle subisse un sort similaire à celui de ses prédécesseurs.»