Les feuilles de papier quadrillées s’entassent sur la table de camping, sous la tente recouverte d’un drapeau vénézuélien. Tous les jours, vers 9 heures du matin, Aniza et sa «brigade» s’installent près du centre commercial Chacaito, sur l’avenue piétonnière Sabanah Grande. Luis, un ancien mécanicien pour machines agricoles, recopie au feutre noir les slogans du jour: «Apoyamos la paz, No la guerra» (Soutenons la paix, pas la guerre); «Recollecion de firmas en apoyo a la paz» (collecte de signatures en faveur de la paix) ou «Movimientos sociales unidos por la Paz» (Mouvements sociaux unis pour la paix). Aniza, pendant ce temps, trace au stylo les traits des colonnes dans lesquelles les passants sont amenés à déposer leur nom et numéro de portable. Ouverture ordinaire, dans ce quartier central de Caracas, d’une journée de pétition «Hands-off USA» (Etats-Unis, bas les pattes).

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Unis pour défendre la patrie

Décision est prise, après quelques minutes de conversation, de patienter la matinée à côté de ces chavistes supposés purs et durs. Le tabouret que me tend Aniza, 47 ans, est d’ordinaire celui d’Angele, une militante LGBT au tee-shirt jaune et à la solide carrure, qui nous rejoint bientôt. Joachim, un enseignant à la retraite, joue, lui, le rôle de «secrétaire». C’est à ce sexagénaire que revient, chaque soir, le soin de taper les noms des pétitionnaires et de les transmettre au «quartier général» sur lequel tous refusent de m’en dire plus. Un groupe de lycéens s’approche et pose la même question. Ou partent tous ces noms, collectés pour protester contre une possible intervention militaire américaine depuis que Donald Trump a décidé, le 24 janvier, de reconnaître l’opposant en chef et président de l’Assemblée nationale, Juan Guaido, comme chef de l’Etat? Nos chavistes sont gênés. Eux-mêmes disent ne pas trop savoir. «Cette pétition est notre façon de défendre la patrie», lâche Aniza, ancienne secrétaire dans un dispensaire à Petare, l’un des quartiers les plus violents de Caracas.

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Faute de connaître la destination finale des signatures, vérifions au moins qu’elles sont réelles. Et elles le sont. En deux heures, une centaine de noms sont venus se rajouter. Des signataires spontanés, attirés vers la tente par les affiches en faveur de la paix. Pas de haut-parleur. Pas de harangue révolutionnaire. Pas d’autres cadeaux que des affiches à l’effigie de Maduro, que la plupart des pétitionnaires déclinent.

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Une institutrice du quartier de Chacaito passe, après avoir déposé ses deux jeunes enfants à la crèche privée, au croisement de l’avenida Las Delicias. Elle nous dit d’emblée en avoir «plus que marre de Maduro, mais s’avoue nostalgique du «Commandante Chavez». Elle signe «parce que Trump ne veut que notre pétrole, sûrement pas notre bien». Elle nous propose, devant notre incrédulité, de vérifier son numéro de téléphone. Même pas peur d’être sur une liste pro-régime, dont personne n’est capable d’expliquer où elle atterrira? «On est à bout. Qui aurait intérêt à faire du mal au peuple? lance-t-elle devant les militants chavistes. Notre fierté d’être Vénézuélien doit nous pousser à résister à toute solution dictée de l’étranger.»

Attablés devant quelques autocollants «Juntos, podemos mas» (Ensemble, on peut faire plus) à l’effigie de Chavez et Maduro, Aniza et les siens ont essuyé, deux heures durant, toutes sortes de remarques. Beaucoup d’anciens bénéficiaires de subsides du régime se plaignent de ne plus recevoir les habituels bons alimentaires, ou les produits de toilette de base qu’ils collectaient jadis chaque mois (papier wc, savon, shampoing, dentifrice) grâce au «carnet de la patrie» dont les avait gratifiés le pouvoir en échange de leurs votes. Un policier municipal de Chacao, un district central pro-opposition, reconnaît à demi-voix que les exécutions arbitraires attribuées aux FAES, les escadrons de la mort du pouvoir, terrorisent les barrios (quartiers) populaires. Des quolibets anti-Maduro se font entendre à distance. Sans que les sentinelles de la Guardia nacional bolivariana postées à proximité, en treillis gris camouflés, ne cherchent à les faire taire.

La fin du chavisme

Le chavisme est aujourd’hui un océan de reproches. Une idéologie en mort clinique. «On sait qu’il faut autre chose, mais quoi? Que va gagner le peuple à une guerre civile?» interroge un avocat devant le stand. Lui décide de signer devant nous, pour bien montrer «qu’il est libre de le faire».

Aniza réajuste son béret de laine rouge, signe traditionnel des «chavistas». Le populisme révolutionnaire a disloqué sa famille. Un de ses fils est parti louer ses bras en Colombie. Un autre, ex-agent immobilier en faillite (faute d’acheteurs), ne veut plus la voir. Seule lui reste fidèle sa fille cadette. A l’autre bout de la ville, devant la Casa Bolivar, elle tient la petite librairie ambulante du piquet anti-américain installé sur la place, face à la cathédrale.

Des gamins sont allongés dans des poufs de mousse devant une rangée de livres signés Fidel Castro, Gorbatchev ou Bolivar lui-même. Des retraités y dansent sur un air de salsa flanqué de paroles révolutionnaires. Un orateur, qui se présente comme un ancien député sans donner son nom, pourfend au micro le «cannibale capitaliste» de la Maison-Blanche et la «guerre économique» dont le Venezuela est selon lui victime. En deux heures, 128 signatures pour la brigade de l’avenue Sabannah-Grande. Juste une vingtaine d’autocollants et d’affiches distribués. Même la propagande chaviste est dans le coma: faute de papier et d’encre, le régime Maduro n’est plus, ces jours-ci, capable d’en réimprimer.