La journée fut riche en rebondissements au Pérou. Le parlement, dominé par l’opposition, a voté mercredi la destitution du président de gauche Pedro Castillo, ignorant l’annonce de sa dissolution et l’instauration de l’état d’urgence. Au pouvoir depuis juillet 2021, le désormais ex-président fait l’objet de six enquêtes pour corruption présumée, dont sont également accusés sa famille et son entourage politique.

Sa destitution pour «incapacité morale», retransmise en direct à la télévision, a été approuvée par 101 des 130 parlementaires, dont 80 dans l’opposition. Le débat sur cette motion, initialement prévu à 15h (21h en Suisse), a été avancé après les annonces du président Castillo.

Sa vice-présidente, élue à ses côtés en 2021 et issue du même parti d’inspiration marxiste (Peru libre), Dina Boluarte, a été investie à la tête du pays peu après. «J’assume (le pouvoir) conformément à la Constitution du Pérou, à partir de ce moment et jusqu’au 26 juillet 2026», a déclaré devant le parlement Dina Boluarte, une avocate de 60 ans, première femme à diriger le Pérou.

Le parquet péruvien a ensuite annoncé l’arrestation de Pedro Castillo. «Il est en état d’arrestation», a déclaré à la presse la procureure Marita Barreto. Des images officielles ont montré le chef de l'Etat déchu assis dans un fauteuil, entouré de procureurs et de policiers. Selon les médias péruviens, il a ensuite été transféré par hélicoptère vers une base des forces spéciales de la police à Lima, où il devrait être détenu pour une durée maximale de 15 jours. Le parquet effectuait par ailleurs mercredi soir des perquisitions au palais présidentiel.

Une source judiciaire a précisé à l’AFP qu’une enquête pour «rébellion» a été ouverte à son encontre.

Une tentative d’instaurer un «gouvernement d’urgence exceptionnel»

Dans un message à la nation prononcé depuis le palais présidentiel et également retransmis à la télévision, Pedro Castillo avait plus tôt déclaré «dissoudre temporairement le Congrès de la République et établir un gouvernement d’urgence exceptionnel», visant à «rétablir l’Etat de droit et la démocratie». Il a également assuré qu’il voulait «convoquer dans les plus brefs délais un nouveau Congrès doté de pouvoirs constituants pour rédiger une nouvelle Constitution dans un délai ne dépassant pas neuf mois».

Jusqu’à la mise en place d’un nouveau parlement, «le gouvernement agira par décrets-lois», a-t-il poursuivi, annonçant également un «couvre-feu national à partir d’aujourd’hui» entre 22h et 4h. «Le système judiciaire, le pouvoir judiciaire, le ministère public, le conseil national de la justice, la Cour constitutionnelle sont déclarés en réorganisation», a-t-il annoncé également, demandant «à toutes les personnes en possession d’armes illégales» de les «remettre à la police nationale dans un délai de 72 heures».

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La police nationale «consacrera tous ses efforts à la lutte réelle et efficace contre le crime, la corruption et le trafic de drogue, ce pourquoi elle sera dotée des ressources nécessaires», a-t-il ajouté, appelant les institutions de la société civile «à soutenir ces décisions qui nous permettront de mettre notre pays sur la voie du développement».

Une tentative de «coup d’Etat»

La vice-présidente Dina Boluarte a dénoncé sur Twitter «un coup d’Etat qui aggrave la crise politique et institutionnelle que la société péruvienne devra surmonter en respectant strictement la loi». «C’est un coup d’Etat voué à l’échec, le Pérou veut vivre en démocratie», a également réagi Francisco Morales, président de la Cour constitutionnelle, auprès de la radio RPP. «Personne ne doit obéissance à un gouvernement usurpateur», a-t-il ajouté.

Le président Castillo «a violé l’article 117 de la Constitution péruvienne et est dans l’illégalité. C’est un auto-coup d’Etat», a également noté auprès de l’AFP Augusto Alvarez, un analyste politique indépendant. «Les Etats-Unis exhortent avec force le président Castillo à revenir sur sa tentative de dissoudre le Congrès et à permettre aux institutions démocratiques de fonctionner conformément à la constitution», a écrit sur Twitter l’ambassadrice américaine à Lima, Lisa Kenna.

L’ambassadeur du Pérou auprès de l’Organisation des Etats américains (OEA), Harold Forsyth Mejia, a annoncé sa démission lors d’une réunion du Conseil permanent de l’OEA à Washington. Il a dénoncé «une rupture, pour le moins technique, de l’ordre constitutionnel, ce qui est naturellement un affront très grave au processus constitutionnel au Pérou, à la démocratie au Pérou et à la démocratie dans tous les pays qui font partie de cette organisation».

Une «rupture de l'ordre constitutionnel» pour la communauté internationale

Les Etats-Unis ont immédiatement fait savoir qu'ils ne considéraient plus Pedro Castillo comme le président du pays en exercice. «Nous rejetterons catégoriquement tout acte qui contrevient (...) à toute Constitution, tout acte qui sape la démocratie», a déclaré le porte-parole du département d'Etat Ned Price.

Le président élu du Brésil Luiz Inacio Lula da Silva a indiqué trouver «toujours regrettable qu'un président démocratiquement élu subisse un tel sort», mais il s'est félicité que «tout a été mené dans le cadre constitutionnel».

Le gouvernement espagnol et le secrétaire général de l'Organisation des Etats américains (OEA) Luis Almagro ont dénoncé une «rupture de l'ordre constitutionnel» dans les tentatives de Pedro Castillo, Madrid se félicitant «du rétablissement de la normalité démocratique».

Plusieurs motions en destitution

Pedro Castillo avait auparavant échappé à deux motions similaires, dont la dernière en mars 2022. A l’époque, l’opposition l’accusait d’être intervenu dans une affaire de corruption présumée opérée par son entourage et d’avoir commis une «trahison» en se déclarant ouvert à un référendum sur un débouché sur l’océan Pacifique pour la Bolivie voisine, privée d’accès à la mer. Elle lui reprochait également les crises ministérielles à répétition et la formation de quatre gouvernements en huit mois, fait inédit au Pérou.

Il s’agissait alors de la sixième motion de destitution du parlement péruvien pour «incapacité morale» contre un président en exercice depuis 2017, après Pedro Pablo Kuczynski (droite) en 2018 et Martin Vizcarra (centre) en 2020. L’éviction de Martin Vizcarra avait déclenché des manifestations violemment réprimées qui avaient fait deux morts et une centaine de blessés. Son départ avait conduit le Pérou à avoir trois présidents en cinq jours.