Portrait
L’ambassadrice américaine à l’ONU est montée aux barricades pour défendre le sort de la population d’Alep. Mais elle est aussi la représentante d’un pays accusé d’apathie face à la tragédie syrienne

Une héroïne, ou une renégate? La plus courageuse des diplomates ou l’emblème ultime d’une couardise que l’on cherche à tout prix à dissimuler? Samantha Power ne sera plus longtemps la représentante des Etats-Unis aux Nations unies. Elle repartira bientôt avec l’administration de Barack Obama, dont elle est devenue l’une des figures de proue. Mais elle finira aussi son mandat en laissant la Syrie en ruines, et en ayant sérieusement mis à mal ses propres principes.
Celle qui défend les intérêts des Etats-Unis à l’ONU n’est américaine que d’adoption. Sa longue chevelure rousse, qu’elle laisse volontiers tomber librement sur ses épaules et sur son dos, suffit à rappeler ses origines irlandaises, elle qui est née à Dublin et qui, enfant, a suivi ses parents sur la route de l’immigration.
Une autre patrie de coeur: la Bosnie
Mais Samantha Power aime avouer une autre patrie de cœur: c’est la Bosnie où, toute jeune journaliste, elle partit couvrir le pire en tant que «freelance» pour de grands journaux. Le siège de Sarajevo, le massacre de Srebrenica, l’agonie des innocents… Elle revient pourchassée par les fantômes des guerres yougoslaves. Mais elle est surtout hantée par le spectre de sa propre impuissance.
Ses chroniques envoyées de l’enfer n’y ont rien pu, tant elles ont été broyées par l’apathie générale. Bien pire encore. La jeune reporter en est persuadée: au sein du pouvoir politique, c’est toute une machinerie qui s’est mise en place pour faire accepter l’inacceptable. Aux actes de guerres ignobles sur le terrain répond, chez les puissants, l’ignominie qui consiste à les relativiser tout aussitôt, à tout faire pour en nier la portée réelle.
«Etes-vous capable de ressentir de la honte?»
C’est cette colère rentrée qui semble avoir explosé la semaine dernière. Lors d’un débat sur la chute d’Alep, l’ambassadrice Samantha Power regarde bien dans les yeux son collègue russe assis face à elle dans l’enceinte du Conseil de sécurité de l’ONU. «N’y a-t-il aucun acte de barbarie contre des civils, aucune exécution d’enfant qui réussisse à vous pénétrer sous la peau?», l’apostrophe-t-elle, en soulignant chaque mot. Puis, elle porte l’estocade: «Trois membres de l’ONU (la Russie, l’Iran et la Syrie, ndlr) mettent un nœud coulant autour des civils. Cela devrait vous faire honte. Mais cela semble au contraire vous enhardir. Vous préparez le prochain assaut. Etes-vous vraiment incapable de ressentir de la honte?»
Cette manière de sortir de ses gonds diplomatiques a immédiatement converti la diplomate en héroïne des réseaux sociaux. Mais est-ce assez pour l’apaiser? Rien n’est moins sûr. Car les critiques frontales qu’elle adresse à ses collègues sont du même acabit que celles qui s’abattent maintenant sur elle, et qui lui ont valu de nombreux appels à la démission de la part de ses anciens compagnons d’indignation.
Chasse aux fantômes
Revenue du front yougoslave, finissant ses études au pas de course à l’université d’Harvard avant d’y être nommée professeure, Samantha Power n’aura de cesse de mener la chasse aux fantômes qui la poursuivent. Elle interrogera tous ceux qui selon elle, à Washington ou ailleurs, se sont rendus coupables de minimiser les tragédies qu’elle a côtoyées en tant que reporter de guerre.
En 2002, elle reçoit le prestigieux Prix Pulitzer pour un essai qui fait encore référence: A Problem From Hell, America and the Age of Genocide (non traduit en français). Sur plus de 600 pages, elle y décrit les stratégies d’évitement des Etats-Unis pour se dérober aux conséquences des génocides en Bosnie et au Rwanda.
Dans son travail, elle ne laisse rien passer. Elle met à nu les calculs politiques, si éloignés du sort des victimes qu’ils entendent théoriquement défendre. C’est le grand écart. D’une part, il s’agit de rester à l’abri de l’engrenage qui forcerait Washington à mettre les mains dans le cambouis. Mais d’autre part, il faut absolument éviter d’être rendu moralement responsable d’un génocide qui se déroule sous les yeux des responsables.
Le vertige guette
Samantha Power détaille ces stratégies qui consistent à répéter l’idée qu’une intervention directe de l’Amérique serait inutile et contre-productive; à assener le message qui veut que la situation soit «trop complexe»; à transformer en évidence la formule selon laquelle «il n’y a pas des bons et des méchants». Bref, notait à l’époque la chercheuse, il faut s’attendre à ce que Washington, face à une situation qui ne met pas directement en jeu ses intérêts, fasse tout pour «exagérer l’ambiguïté des faits». Power élargit son étude au Cambodge ou à la guerre d’Irak. Ne manque, en somme, que le cas syrien.
Et c’est là que le vertige guette. Car c’est bien en tant que diplomate que cette amie personnelle de Barack Obama a vécu cette dernière guerre. Ses années passées à décortiquer les faillites américaines précédentes avaient un objectif évident: faire en sorte qu’une telle situation ne puisse pas se reproduire.
Or aujourd’hui, alors que le bilan des années Obama est très sérieusement terni par son incapacité à infléchir la tragédie syrienne, le soupçon plane: Samantha Power a-t-elle mis à profit sa propre expérience pour mieux faire passer la pilule? A-t-elle, en définitive, transformé son brûlot contre la passivité de l’administration américaine en une sorte de manuel à suivre? La charge est rude, les nerfs sont à vif, et la cause est entendue: dans ce cas, comme dans d’autres, il n’y a sans doute pas les bons d’un côté, et les méchants de l’autre…
Profil
1970: Naissance, le 21 septembre, à Dublin. Elle suit ses parents aux Etats-Unis à l’âge de 8 ans.
1993-1996: elle couvre les conflits yougoslaves en tant que pigiste.
2004: elle est nommée par le magazine Time comme l’une des 100 femmes les plus influentes des Etats-Unis.
2005: elle intègre l’équipe de Barack Obama pour son élection en tant que sénateur de l’Illinois.
2013: elle prend ses fonctions en tant que représentante des Etats-Unis au siège de l’ONU à New York.