Ils se sont approchés par petites grappes. Taches noires encapuchonnées, un peu tremblotantes: le froid et une certaine appréhension. Il est trois heures du matin. Et c’est ici, devant la porte de cette école de Memphis (dans le Tennessee) qu’est prévu le point de contact entre les deux univers parallèles. C’est une rencontre du troisième type, mais parfaitement ordonnée: on attend ces visiteurs de pied en cap, et à chacun, le jeune Adel tend un numéro d’entrée. Le gros rouleau de tickets va jusqu’au numéro 1000. Premier arrivé, premier servi.

Matériel dernier cri

Cette rencontre devrait être soigneusement préparée. Les gros camions sont arrivés ces derniers jours après avoir traversé une bonne partie des Etats-Unis. Le matériel dernier cri s’est déversé par tonnes dans cette high school de Manassas, étrangement grande, comme disproportionnée, au point qu’il n’a pas été nécessaire de monter à l’extérieur les grandes tentes habituelles. D’ordinaire, toute une partie de cet établissement scolaire est utilisée par l’armée américaine pour former les futures recrues. L’aula et les salles de cours sont confortables et modernes.

Dans la longue salle sans fenêtres qui sert de stand de tir aux étudiants-soldats, les cibles et les drapeaux américains ont été rangés dans un coin. A la place, les nouveaux venus ont installé des appareils médicaux, du matériel d’ophtalmologie, et une multitude de sièges pour asseoir les patients.

Combler les lacunes du système

C’est un autre contingent qui, pendant deux jours, va prendre la place des instructeurs de l’armée. Le Remote Area Medical Volunteer Corps et son bataillon de plusieurs centaines de bénévoles, étudiants, médecins, infirmières: un corps expéditionnaire qui s’est donné pour tâche de combler les immenses lacunes du système de santé américain. Ici, une fois passé l’univers parallèle de la porte d’entrée, les soins médicaux sont gratuits. Aucune preuve d’identité à montrer, aucune question posée, pas un dollar à débourser.

Stan Brock, le fondateur

Il faudra attendre un peu avant l’arrivée en tenue kaki de Stan Brock, le commandant en chef de toutes ces expéditions et fondateur du RAM. Ancien aventurier, cow-boy en Amérique latine, celui qui a gardé son passeport britannique était déjà une célébrité il y a un demi-siècle avec son programme animalier Wild Kingdom, dans lequel il se battait à mains nues avec les anacondas.

Entre-temps, grâce à ses hôpitaux de campagne, il est devenu en plus une sorte de conscience morale des Etats-Unis. Son ami, le moine bouddhiste français Matthieu Ricard, le décrit comme un mélange «entre Indiana Jones et Gandhi». Mais pour l’instant, Stan est occupé ailleurs: il supervise le largage de vivres en Haïti, pour les victimes de l’ouragan, avec l’un des sept vieux avions dont dispose son organisation et qu’il pilote souvent lui-même.

Extractions de dents au milieu de la salle de gym

La salle de gym de l’école de Manassas s’est transformée en cœur de cet hôpital de campagne. En tenue de chirurgiens, les dentistes et leurs apprentis brandissent des petites fiches sur lesquelles sont notées leurs spécialités. Ce sont les extractions de dents qui ont la cote. «Beaucoup de gens que vous voyez ici ne sont pas allés chez le dentiste depuis des années, carrément jamais pour certains d’entre», explique Rachel Ennis, hygiéniste à Memphis qui a servi de relais local pour organiser l’événement. «Leur dentition est dans un état d’autant plus déplorable qu’il faut parfois compter avec les ravages de la cocaïne et du crack, sans même parler des boissons sucrées…»

Dans les années 50, alors qu’il dirigeait une ferme d’élevage en Guyane britannique, Stan Brock fut victime d’un méchant accident à la tête. Il lui fallut, raconte-t-il, 26 jours de voyage à cheval entre la vie et la mort pour rejoindre l’hôpital le plus proche. C’est de cette expérience qu’est née sa volonté de venir en aide dans les régions les plus démunies de la planète. Premières applications au Mexique, Guatemala, Inde, Tanzanie… Avant que ne commencent à sonner les premiers appels de maires américains qui lui font prendre conscience que l’éloignement n’est pas seulement une question de kilomètres.

Dans les années 90, c’est déjà dans le nord du Tennessee, à Sneedville, qu’il se tournera vers l’intérieur de l’Amérique et qu’il organisera sa première clinique mobile. Cela ne s’est plus arrêté. A Memphis, ce sera la… 820e fois qu’il organise un événement similaire aux Etats-Unis.

Oubliée par les programmes de protection sociale

Dans le stand de tir de l’école, Tanya Richardson, 52 ans, attend patiemment son tour, sagement assise sur sa chaise. L’«Obamacare», la révolution introduite par Barack Obama qui a permis à des millions d’Américains d’intégrer un système de santé universel, elle en a bien entendu parlé. Mais elle n’en a pas vraiment bénéficié. L’histoire est compliquée. Elle s’y perd un peu: elle habite chez sa fille et l’ami de celle-ci. «Mais parfois, je dois m’en aller», sourit-elle en sous-entendant des épisodes de violence domestique.

En fait, elle est bel et bien «homeless», sans domicile, a-t-elle dû se résoudre à reconnaître. Une reconnaissance qui est allée de pair avec celle de la perte progressive de sa vue, qu’elle a tenté de nier pendant des années. Pour des raisons qu’elle peine à expliquer, la dame est passée aussi entre les filets du Medicare et du Medicaid, les programmes de protection sociale destinés aux plus démunis. Comme beaucoup d’autres, elle sautera de joie tout à l’heure lorsque, après l’examen ophtalmologique et après que l’on aura fabriqué ses verres dans le camion qui est devant l’école, elle découvrira réellement ce qui l’entoure à travers des lunettes flambant neuves.

«L’Obamacare a été mal conçu»

Selon les Etats, les cliniques organisées par le RAM concernent aussi bien les Blancs que les Noirs ou les Hispaniques, les jeunes autant que les aînés. Les plus grandes ont réuni un monde fou, les files d’attente s’étirant sur des centaines de mètres, comme à Los Angeles où plus de 6000 personnes avaient été traitées. Mais la vérité, c’est qu’ici, une certaine anxiété commence à poindre, en attendant l’arrivée de Stan Brock. Voilà plusieurs heures que les portes de l’école sont ouvertes, et les patients ne se comptent qu’en petites centaines.

Le chef, débarquant avec son blouson de pilote d’avion, est vite briefé par ses adjoints. Il camoufle comme il peut une pointe de déception devant le travail des organisateurs locaux. «Chacun des sièges de dentiste que vous voyez ici coûte 4000 dollars, et nous en avons acheminé 138. Six cents volontaires ont été mobilisés. C’est une grosse organisation, et aucun chaînon ne doit manquer. Je connais bien cette région. Ne me faites pas croire qu’il n’y a pas davantage de gens qui ont besoin de nous ici.»

Les télévisions locales sont appelées à la rescousse; les réseaux sociaux sont activés pour toucher les gens qui n’auraient pas eu connaissance de l’événement. Tout à l’heure, c’est sûr, Rachel Ennis va se faire passer un savon. Mais ce relatif échec n’est pas de nature à ébranler les convictions de Stan Brock: «L’Obamacare a été mal conçu. Il continue de laisser sur le carreau des millions de gens. Et surtout, en refusant de prendre en charge aussi bien les troubles de la vision que les problèmes de dents, il conduit à d’autres problèmes sanitaires en cascade, qui pourrissent la vie des gens et peuvent aller parfois jusqu’à la mort.»

Stan Brock invité au Congrès

Il y a peu, Stan Brock a été invité à exprimer cet avis au Congrès, devant une commission sénatoriale dirigée par un certain Bernie Sanders, le rival démocrate d’Hillary Clinton. Entre-temps, l’Obamacare a surgi comme l’un des thèmes centraux de la campagne. Le républicain Donald Trump a promis que son premier geste de président, ce serait d’abroger ce système «désastreux», mais en s’abstenant de préciser par quoi il le remplacerait. Même Bill Clinton est entré dans la danse en qualifiant cette réforme emblématique de la présidence de Barack Obama de «chose la plus folle du monde».

Devant le Congrès, Stan Brock s’était contenté de brandir la photo la plus célèbre de la Grande dépression, la Mère migrante de Dorothea Lange, et de la comparer à celle de gens qui attendaient d’être soignés dans l’une de ses cliniques mobiles. Toute explication supplémentaire semblait superflue.

En deux jours, 600 personnes accueillies

Sur leur téléphone, Stan Brock et ses lieutenants peuvent voir en temps réel le nombre de patients dont s’occupe leur armée de bénévoles. Le sursaut de dernière minute a eu ses effets. Ils respirent: en deux jours, presque 600 personnes sont venues profiter de l’univers offert par cette armée parallèle. Mais nous restons aux Etats-Unis: cet effort de volontariat est immédiatement traduit en dollars. Gain pour la communauté, au prix du marché: 386 631 dollars. Bonds de joie compris.