A Washington, l’histoire de l’antiracisme en temps réel
La foule hors du moule (3/5)
Le Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines de Washington collecte déjà des objets, banderoles, photos, vidéos des manifestations de Black Lives Matter à Lafayette Square devant la Maison-Blanche. L’histoire, selon l’institution, s’écrit en direct

A peine entamé, le déconfinement a signé le retour des luttes contre le racisme, contre les inégalités, pour le climat. Toute cette semaine, «Le Temps» explore ces mouvements sociaux. Une lame de fond qui bouscule nos démocraties.
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Les musées, des temples à la gloire du passé? Aux Etats-Unis, le Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines (NMAAHC), inauguré en présence de Barack Obama en 2016 sur le prestigieux National Mall de Washington, refuse une telle description. Lors des récentes manifestations du mouvement Black Lives Matter sur la place Lafayette, près de la Maison-Blanche, le musée a dépêché plusieurs de ses curateurs pour collecter des objets, pancartes, banderoles, t-shirts, œuvres d’art improvisées, dessins, photos et vidéos voire une partie de la barrière installée par l’administration Trump pour barricader la Maison-Blanche.
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Au nom de George Floyd
Au NMAAHC, qui appartient aux institutions Smithsonian, on pressent déjà que ce qui se trame ces jours en Amérique, c’est l’histoire qui s’écrit en direct. Le mouvement antiraciste Black Lives Matter, qui s’est mobilisé au lendemain de la mort du quadragénaire afro-américain George Floyd, le 25 mai à Minneapolis, n’est pas l’expression d’une colère populaire venue de nulle part. C’est la dénonciation d’un racisme systémique incarné par un policier blanc qui a asphyxié George Floyd en maintenant son genou sur son cou pendant 8 minutes et 46 secondes et qui perdure dans des institutions comme les prisons, la justice ou la police. «Avec ces manifestations, il est remarquable de constater que les gens prennent des mesures extraordinaires pour changer leur avenir au nom de George Floyd, déclare au Temps Aaron Bryant, curateur au NMAAHC et historien de l’image et des mouvements sociaux. George Floyd, poursuit-il, représente la lutte pour la justice, la démocratie, l’égalité. Une lutte qui va au-delà des lois et qui touche aussi la culture.»
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Pour le curateur, il est essentiel de rassembler tout de suite de tels objets afin que ce moment ne se perde pas dans les oubliettes du temps. Il est question ici d’histoire immédiate et orale. Les curateurs du musée s’engagent dans un long processus, récoltant des témoignages en direct des manifestants et des organisateurs de BLM pour pouvoir plus tard contextualiser les objets obtenus. Ils n’emportent avec eux des pancartes ou objets liés aux manifestations qu’après avoir explicitement obtenu l’accord de leurs propriétaires ou créateurs. Dans le domaine muséal, on parle de rapid-response collecting, un concept inventé par le Victoria & Albert Museum de Londres, pour décrire ce processus de collecte immédiate d’objets qui raconteront un jour l’histoire d’un événement. Si plusieurs musées américains ont adopté cette pratique, le NMAAHC est à l’avant-garde.
Histoire de l’Amérique d’en bas
Actuel secrétaire des Smithsonian, Lonnie Bunch a été celui qui a confié cette mission nouvelle au NMAAHC, dont il fut le premier directeur. Au lendemain des émeutes raciales de Ferguson dans le Missouri, Lonnie Bunch s’est demandé comment réagir à ces violences policières qui impliquent des Noirs. A ses yeux, il est impératif de saisir l’importance historique de tels moments. Aaron Bryant s’en félicite: «Notre premier objectif est de conserver des objets représentatifs de cet instant. Mais comme le mouvement BLM s’est répandu dans le monde entier, notamment en Suisse, nous allons aussi essayer de rassembler des témoignages de l’étranger.»
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Les moments historiques sont souvent racontés par des Blancs. Aaron Bryant, qui a lui-même collecté des objets lors des manifestations liées à la mort de l’Afro-Américain Freddie Gray à Baltimore en 2015, juge «l’histoire orale incroyablement importante pour le musée, qui préfère que les gens de tous les jours racontent leur propre histoire. L’histoire a principalement célébré les généraux et les puissants, des Churchill et des Napoléon.» Ces propos résonnent avec la vision du défunt historien Howard Zinn, auteur d’Une Histoire populaire des Etats-Unis, qui racontait l’Amérique d’en bas ou inofficielle. Ces vécus d’individus moins connus, mais très engagés, «font partie intégrante de l’expérience américaine et permettent d’écrire une histoire complète des Etats-Unis», précisait un jour au Temps Lonnie Bunch.
Le mouvement Black Lives Matter, créé en 2013, réussira-t-il à mobiliser la société américaine pour réduire sensiblement l’impact du racisme? Pour Aaron Bryant, BLM a déjà provoqué un grand changement: «Il a accru la prise de conscience des injustices aux Etats-Unis et dans le monde. Cela doit pousser les gens à agir. La prochaine phase sera de sensibiliser les grandes sociétés et institutions.»
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D’autres mouvements populaires qui semblaient prometteurs ont fait long feu. Occupy Wall Street, qui, en 2011, avait mis le doigt sur l’explosion des inégalités aux Etats-Unis avant de faire des émules en Europe, a influencé le débat politique, mais a eu peu d’impact concret. Il s’est ensuite enlisé dans son incapacité de se structurer. Un moment historique plus tragique, la fusillade de l’école primaire de Sandy Hook, dans le Connecticut en 2012, avait suscité une mobilisation de parents contre les armes à feu qui s’est finalement fracassée contre l’inertie de Washington.