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Analyse. Un complexe jeu de manipulations se joue derrière le putsch philippin avorté

La corruption généralisée est la raison officielle donnée par les 300 militaires pour expliquer leur révolte de dimanche dernier. Mais la présidentielle de l'année prochaine offre d'autres explications.

A première vue, la rébellion d'environ 300 officiers et soldats le week-end dernier à Manille est une réaction d'écœurement devant la gangrène qui a gagné l'appareil militaire philippin. Brassard rouge frappé d'un soleil sur leur tenue de combat, ces jeunes colonels et lieutenants, tous issus de la prestigieuse Académie militaire des Philippines, avaient ceinturé d'explosifs et de barbelés dimanche 27 juillet à l'aube un centre commercial de luxe de Makati, le quartier chic de Manille. Après vingt heures d'un face-à-face tragi-comique, la «tentative de putsch» s'est dénouée sans qu'un seul coup de feu ait été tiré. La présidente Gloria Arroyo, qui a demandé jeudi au Parquet d'engager des poursuites judiciaires à l'encontre des officiers putschistes, a proclamé qu'une fois de plus la démocratie l'avait emporté, et l'état-major a promis de faire passer les militaires responsables devant une cour martiale.

L'objectif de ces jeunes militaires idéalistes, dont la plupart se sont illustrés dans la guerre civile contre les séparatistes musulmans dans le sud de l'archipel, n'était guère de renverser le gouvernement, mais plutôt de faire entendre leur voix de manière spectaculaire. Leurs griefs sont bien connus: paie misérable, équipement miteux, privilèges exorbitants des officiers supérieurs de l'état-major dont le salaire est plusieurs centaines de fois plus élevé que celui du fantassin. Même l'accusation, vidéo à l'appui, de la vente d'armes aux rebelles musulmans du Front islamique Moro et d'Abu Sayyaf n'est pas inédite. Depuis les années 60, des militaires philippins ont vendu ponctuellement mortiers et munitions aux insurgés de tous bords. Gracia Burnham, l'otage américaine détenue pendant un an par Abu Sayyaf, en a témoigné dans son livre En présence de mes ennemis *. Cette corruption généralisée exaspère ces jeunes officiers, dont plusieurs ont été récemment formés à la lutte antiterroriste par les Forces spéciales américaines. L'an passé, l'enseigne de vaisseau Antonio Trillanes, chef de la rébellion du week-end dernier, avait consacré sa thèse à «la corruption au sein de la marine philippine».

Estrada, le «bouc émissaire idéal»

Mais il y a plus. «Il est certain que ces officiers sont mécontents de l'état des choses au sein des forces armées. Mais il est aussi certain que des gens avec une visée politique les ont instrumentalisés», affirme Sheila Coronel, directrice du Centre philippin de journalisme d'investigation. Dans les jours qui ont suivi le «coup», des raids ont été lancés sur des maisons de proches conseillers de l'ancien président Estrada; des armes et des brassards similaires à ceux portés par les putschistes ont été trouvés. Dès que la révolte a été connue, Joseph Estrada, détenu dans un hôpital pour vétérans militaires en attendant son procès pour corruption, a été déplacé dans une prison par peur que les rebelles ne viennent le libérer.

Joseph Estrada a assuré n'être pas impliqué dans le putsch. Aurait-il voulu prendre sa revanche contre Gloria Arroyo qui l'avait évincé du pouvoir avec l'appui de l'armée et de l'Eglise à l'occasion d'une révolte des classes moyennes manillaises en janvier 2001? Possible, mais ici rien n'est simple. «Estrada est juste le bouc émissaire idéal, car il ne peut pas contre-attaquer. Mais les politiciens et les généraux qui sont derrière les rebelles ne sont pas révélés au public», commente Nelson Navarro, éditorialiste politique.

A l'approche de la présidentielle de l'an prochain, les différents protagonistes se positionnent. Un complexe jeu de manipulations est engagé. Le sénateur Panfilo Lacson, par exemple, ancien chef de la police avec une réputation de justicier à la gâchette facile, peut s'appuyer sur une faction militaire qui lui est dévouée, comme le peut aussi l'ancien président Fidel Ramos, officiellement mentor d'Arroyo mais dont les ambitions politiques ne sont pas éteintes.

De tous ces protagonistes, Joseph Estrada est le plus gênant car l'ancien acteur demeure très populaire. Davantage, disent certains, que la présidente Arroyo qui tente de compenser par ses entrées à la Maison-Blanche son manque de soutien domestique. La caution des Etats-Unis, ancienne puissance coloniale, reste indispensable pour qu'un clan politique puisse accéder au pouvoir à Manille. Mais, comme le souligne Nelson Navarro, «les Etats-Unis se sont bien gardés de mettre tous leurs œufs dans le panier d'Arroyo».

* «In the presence of my enemies», Gracia Burnham et Dean Merrill, mai 2003.