Aujourd'hui, les Argentins ont un souci immédiat: comment mettre leur argent à l'abri avant lundi? Si les centres commerciaux sont désespérément vides, dans les banques, les queues vont du guichet jusque dans la rue. Mais n'avancent guère. Les retraits des comptes-salaires sont limités à 1000 dollars. Impossible de convertir au plus vite les pesos en dollars. A l'abri de lourds grillages, les bureaux de change refusent toutes opérations. Des gardes nombreux et passablement nerveux surveillent les abords des institutions bancaires. Les incidents se multiplient. Pour les retraités, qui n'ont pas encore reçu leur pension de décembre, l'angoisse devient insoutenable. Ils se savent au premier rang des victimes de l'inflation à venir.
Heureux touristes
«Moi, l'inflation, ça m'arrange plutôt», s'exclame un petit marchand d'articles de cuir bien placé dans une galerie proche du luxueux mais désert centre commercial Pacifico. «Plus le peso s'affaiblira et plus les touristes, qui sont mes principaux clients, reviendront.» Et d'ajouter, sans crainte de se contredire: «Le problème avec nos dirigeants, c'est qu'aucun d'eux ne porte le maillot de l'Argentine. Ils se remplissent les poches en défendant les couleurs des étrangers.»
Membre de cette classe dirigeante à laquelle les Argentins attribuent leur faillite, le président Duhalde, qui bénéficie d'un crédit modéré auprès de l'opinion publique, a senti qu'il fallait répondre d'urgence à cette revendication anti-libérale: «nous sommes ruinés, nous avons atteint le fond», a-t-il affirmé, dans son premier discours, adressé aux «forces productives», les industriels et commerçants réunis dans sa résidence d'Olivos. En période de crise, nous avons besoin de protection, «pas de protectionnisme», a-t-il habilement ajouté.
Comment dévaluer et protéger dans le même temps? Comment monter un plan d'industrialisation sans la moindre réserve dans les coffres de l'Etat? Les Argentins ne se leurrent pas: puisque la banque nationale se trouve sans ressources, c'est à leur poche qu'on s'en prendra, une fois de plus. «Au fond, on nous ressert la formule Peron mais sans l'argent qui allait avec», lance un commentateur désabusé. Dans la population, qui a écouté attentivement ce premier discours, les critiques sont sévères: «Peut-on sérieusement parler d'un programme? Qu'est-ce qu'une dévaluation annoncée trois jours à l'avance sans aucune précision quant aux mesures d'accompagnement? On lâche une bombe et on reste vague sur les modalités de l'explosion!»
Même si les déclarations d'appui venues du Brésil, d'Espagne et des Etats-Unis se multiplient – aucun de ces pays ne trouve intérêt à la décomposition de l'Argentine –, la restauration de la crédibilité gouvernementale n'est pas pour demain. Trop de casseroles et trop d'ambitions voyantes sont attachées aux figures de l'équipe gouvernementale actuelle. Ses méthodes et son style n'annoncent aucun renouveau. Restaurant l'image péroniste du couple présidentiel, Eduardo Duhalde n'a-t-il pas nommé son épouse «Chiche», d'ores et déjà médiatisée à outrance, responsable des Affaires sociales, «en coordination avec l'Eglise»? «L'Argentine se sent incertaine», soupire une dame enfoncée dans la lecture intensive de la presse quotidienne. Incertaine et inquiète: tous les risques la guettent.