Arundhati Roy, l'écrivain indien qui s'attaque aux barrages géants
INDE
La femme lutte contre l'engloutissement d'une vallée et le déplacement forcé de millions de personnes. Elle a dû ruser avec les autorités pour mener une manifestation. Reportage
Arundhati Roy n'a pas tourné la page de sa lutte contre les grands barrages depuis la publication l'an dernier de l'essai critique Le Coût de la vie qu'elle leur a consacré. L'écrivain indien, auteur du Dieu des petits riens * (le premier roman qui l'a internationalement consacré en 1997), a débarqué en douce, jeudi dernier, sur les berges de la rivière Narmada, dans l'Etat du Gujerat (nord-ouest de l'Inde). Elle venait soutenir les villageois menacés d'expulsion par l'engloutissement programmé de leur région dans le cadre de la construction d'un des plus grands barrages du monde, le Sardar Sarovar.
Rassemblements interdits
Depuis la veille, la police était sur les dents à Baroda où la romancière était attendue par les militants de l'association NBA (Narmada Bacho Andolan). A la dernière minute, les autorités du Gujerat avaient interdit les rassemblements publics de plus de trois personnes, appréhendé cinq militants, mis sous écoute les lignes téléphoniques de NBA et intimidé les invités de l'association. L'opération de traque des contestataires semblait fonctionner, car, à quelques heures de la manifestation, personne n'avait aperçu la moindre trace d'Arundhati Roy.
Jeudi, vers 15 heures, un millier de personnes se rassemblaient malgré tout sous une fine pluie de mousson dans le village de Nigawan pour participer aux festivités de protestation pacifique de NBA. C'est alors qu'Arundhati Roy a fait son apparition, débarquant d'un bateau. La soixantaine de policiers du Gujerat, serrés comme des sardines sur un bateau plate-forme, assistaient, impuissants, à l'arrivée triomphante de l'écrivain contestataire…. sur la rive opposée de la rivière, située dans l'Etat limitrophe du Madhya Pradesh. «Je me suis rendue compte à Baroda que les forces de l'ordre allaient nous mettre des bâtons dans les roues. Le véhicule que j'avais loué a été confisqué. Dans la nuit, nous avons décidé de quitter la ville et avons opté pour une route évitant le Gujerat. Je m'étais mise au défi de parvenir ici. Le comportement des autorités du Gujerat est une atteinte à la liberté de mouvement et de protestation», expliquait l'égérie de la lutte contre les grands barrages, ces projets prométhéens qu'elle interprète comme l'insulte de la mondialisation infligée à une population sans défense.
Les cheveux désormais coupés court sous un foulard rouge, enroulée dans une longue et ample tunique bleue typique des femmes indiennes, Arundhati Roy ressemblait à un modèle tout droit sorti d'une pub Benetton, dans cette foule colorée où se mêlaient turbans et saris de couleurs vives. Elle raconta avoir été accusée par le chauffeur de sa jeep de location d'être «une militante aux activités antinationales, à la solde des Anglais», alors qu'elle tentait de lui expliquer que «l'utilité des grands barrages a été reconnue obsolète et antiproductive à travers le monde».
Comme Nehru l'avait proclamé, les barrages sont les nouveaux temples de l'Inde. Ce sont des forteresses inattaquables, piliers d'une certaine conception du développement. C'est ce théorème qu'Arundhati Roy a tenté de mettre en cause dans son essai polémique, en étudiant le cas des 3300 barrages prévus sur le cours de la Narmada. «Ce livre est une arme de guerre. Après quinze ans de lutte menée par les villageois et les militants de NBA, je voulais apporter ma pierre à l'édifice. Ces gens sont prêts à mourir submergés plutôt que de quitter leurs maisons et leur rivière», dit la jeune femme, assise en tailleur sur la terre battue – elle qui vit habituellement dans une confortable maison des quartiers chics de New Delhi avec son mari cinéaste.
Ses détracteurs l'accusent de n'être qu'«une éco-romantique déconnectée des réalités du pays». Arundhati Roy n'est pourtant ni la seule ni la première à tirer à boulets rouges sur les travaux d'Hercule indiens en matière de développement. Grâce à sa popularité dans son pays et à l'étranger, notamment au Royaume-Uni, son livre sur la Narmada a eu le mérite de provoquer un débat national. «C'est la première fois qu'un ouvrage grand public propose des statistiques, une vue d'ensemble. Le tout avec du style et de l'émotion», raconte une réalisatrice indienne, Jharana, qui participe aux activités militantes de NBA.
Depuis, Arundhati Roy se fait le chantre d'un développement maîtrisé. Les barrages ne sont pas sa première cause: antinucléaire convaincue, elle s'engage aussi pour la défense des droits de l'homme. «En Inde, dit-elle, on en revient toujours au problème des castes. Les basses castes constituent la frange de la société la plus fragile et la moins armée pour se défendre. Je suis un écrivain concerné par le monde qui l'entoure et qui l'écrit.»
* «Le Dieu des petits riens», «Le Coût de la vie», Arundhati Roy, tous deux chez Gallimard.