En Asie, la folle course aux armements
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AbonnéEn décembre, le Japon a décidé de doubler ses dépenses militaires pour mieux faire face à la menace de la Chine, qui consacre toujours plus de ressources à sa défense. Tokyo compte sur les Etats-Unis, mais noue aussi d’autres alliances

A la lumière de la guerre en Ukraine, on peut s’inquiéter du réarmement de l’Europe. Le phénomène ne concerne toutefois pas que le Vieux-Continent. L’Asie connaît une course aux armements sans précédent. En décembre, motivé par la menace croissante que représentent la Chine et la Corée du Nord, le Japon a décidé de doubler ses dépenses militaires au cours des cinq prochaines années. Le budget de la défense représentera 2% du PIB jusqu’en 2027, selon le premier ministre japonais, Fumio Kishida. A l’échelle de l’OTAN, une telle croissance peut paraître normale. Les Etats-Unis insistent depuis longtemps pour que ses Etats membres consacrent également 2% de leur budget à la défense. Mais pour le Japon, c’est un tournant.
Constitution pacifiste
Dans le camp des vaincus à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le pays s’est doté, en 1946, d’une Constitution pacifiste qui prévoit notamment, en son article 9, que «le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux». Le texte ajoute: «Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’Etat ne sera pas reconnu.» Cité par Bloomberg, le premier ministre illustre la volte-face: «Au cours des cinq prochaines années, nous allons mettre en œuvre un programme évalué à 43 000 milliards de yens (305 milliards de francs) pour renforcer fondamentalement nos capacités de défense.» Jusqu’ici équipé avant tout d’armes défensives, le Japon est sur le point d’acquérir des missiles de longue portée (plus de 1000 km) Tomahawk capables d’atteindre la Chine. Il prévoit aussi de moderniser son système antimissile Patriot. Motif de ce revirement stratégique: la Chine, qui représente «le plus grand défi stratégique pour assurer la paix et la stabilité du Japon» à en croire un document produit par la sécurité nationale nippone.
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Professeur assistant de relations internationales à l’Université Webster à Genève et spécialiste de l’Asie, Lionel Fatton analyse: «Jusqu’ici, le Japon était surtout centré sur lui-même et sur sa défense territoriale. Avec sa nouvelle stratégie de sécurité, il va acquérir des forces de contre-attaque. Il accroît ainsi sa capacité de dissuasion et va pouvoir projeter sa puissance militaire pour devenir un acteur œuvrant à la stabilisation de la région indo-pacifique. Dans ce sens, c’est une rupture. Jusqu’ici, le Japon était surtout un élément du positionnement américain dans la région. Désormais, avec le déclin relatif de la puissance américaine dans la région en raison de la montée des puissances militaires chinoise et nord-coréenne, le Japon sent le besoin de compenser cette perte d’influence pour œuvrer au maintien du statu quo dans la région. Le pays pourrait bientôt avoir le troisième plus gros budget militaire du monde.»
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Et les Etats-Unis, qui avaient annoncé un pivot vers l’Asie sous Barack Obama? Leur présence en Asie reste forte. Entre 2016 et 2020, elle a coûté 21 milliards de dollars pour le Japon et 19 milliards pour la Corée du Sud. Les Américains ont plus de 50 000 soldats sur sol japonais, des centaines d’avions et des dizaines de navires de guerre ainsi qu’un porte-avions. «Ils ont longtemps résisté à la possibilité que le Japon acquière des capacités de contre-attaque, poursuit Lionel Fatton. Ils avaient peur d’être entraînés dans une guerre qu’ils ne voudraient pas en vertu de l’article 5 du Traité de sécurité de San Francisco entre le Japon et les Etats-Unis. Lors de la récente visite du premier ministre japonais à Washington, ce dernier et Joe Biden ont confirmé leur parfaite entente sur cette évolution. Ils veulent empêcher toute tentative révisionniste de changement dans la région.»
L’inquiétude japonaise découle du développement massif des forces militaires chinoises. Les dépenses militaires de Pékin sont plus de quatre fois plus importantes et ont augmenté sans interruption depuis vingt-six ans. La Chine accroît fortement ses capacités navales. Elle a dépassé les capacités de la flotte américaine en 2020 déjà. Elle possède 340 navires de guerre et pourrait en avoir 400 d’ici à 2025. Les Etats-Unis en comparaison en ont moins de 300.
Iles Senkaku
Les tensions demeurent fortes entre Pékin et Tokyo en mer de Chine orientale où la Chine revendique, par une présence navale renforcée, la souveraineté sur les îles Senkaku (Diaoyus pour les Chinois) sous contrôle japonais. En décembre, selon Bloomberg, des navires chinois ont passé plus de 73 heures dans les eaux territoriales japonaises au large des Senkaku. Le partenariat que Pékin entretient désormais avec la Russie – les deux pays ont mené des manœuvres navales communes en décembre - inquiète aussi le Japon.
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Dans la course aux armements que les chiffres attestent – 52,7% d’augmentation des dépenses militaires dans la région entre 2010 et 2020 –, la Corée du Nord constitue un facteur important. Si le leader nord-coréen Kim Jong-un promet un développement «exponentiel» de l’arsenal nucléaire, les experts s’accordent à dire que Pyongyang pourrait posséder jusqu’à 300 armes nucléaires au cours des années à venir. Cela placerait la Corée du Nord devant la France et le Royaume-Uni. Face à ce risque, la Corée du Sud s’agite et certaines voix appellent à ce qu’elle se dote elle aussi d’armes nucléaires tactiques. Pour Lionel Fatton, le renforcement des capacités nucléaires de Pyongyang est quasiment linéaire.
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Le professeur de l’Université Webster voit dans ces évolutions une nouvelle division du travail dans la région avec un axe Corée du Sud/Etats-Unis pour contrôler la Corée du Nord et Etats-Unis-Japon pour la question de Taïwan qui devient de plus en plus brûlante. Le Japon élargit aussi son cercle de partenaires dans son nouveau concept de sécurité. Le premier ministre Fumio Kishida vient de faire le tour des pays du G7. Des partenariats sécuritaires avec le Royaume-Uni et l’Italie ont été annoncés. Ces jours-ci, les forces aériennes japonaises et indiennes mènent pour la première fois des exercices militaires communs. D’autres pays asiatiques accroissent leurs dépenses militaires au vu de la menace chinoise. L’Indonésie a récemment décidé d’acquérir des Rafales français et pourrait acheter des F-35 américains et les Philippines des missiles supersoniques indiens. Lionel Fatton n’est pas surpris: «Les pays de la région indo-pacifique ont tous des problèmes bilatéraux entre eux. Aussi quand on change quelque chose sur l’échiquier, il y a un effet domino. Si un Etat augmente son budget militaire, les autres suivent dans la foulée.»