Reportage
Le Kazakhstan accueille jusqu’en septembre une ambitieuse Exposition internationale à Astana, sa nouvelle capitale. Mais la richesse du géant d’Asie centrale se trouve 1700 km plus à l’ouest, à Aktaou. Reportage dans ce haut lieu du pétrole qui alimente – aussi – la Suisse

A Aktaou, il y a deux sortes de serpents. Les «vrais», des dolichophis caspius, nichent au bord de la mer Caspienne. Les autres, plus longs, plus ventrus, zigzaguent entre les barres d’immeubles et les avenues congestionnées. Ce sont des tuyaux. Des tuyaux par milliers, transportant du gaz ou de l’eau en provenance de l’usine de dessalement qui alimente la ville. Aucun n’a été enterré, car l’esthétique urbaine a longtemps constitué une préoccupation secondaire pour les autorités locales, et parce que le sol, ici, est trop sec et compact. Chaque coup de pioche requiert un effort démesuré. «Ici», c’est la région de Manguistaou, au sud-ouest du Kazakhstan. Un territoire aride flanqué de paysages grandioses, quatre fois plus grand et treize fois moins peuplé que la Suisse.
A la fois cul-de-sac terrestre – aux confins des déserts ouzbeks et turkmènes – et porte maritime du plus grand pays d’Asie centrale, Manguistaou et sa ville principale, Aktaou (175 000 habitants), se trouvent à deux heures d’avion et cinquante heures de train d’Astana, la rutilante capitale du Kazakhstan. Cette dernière va attirer médias, entrepreneurs et personnalités politiques du monde entier dans les semaines à venir: elle accueille à partir du 10 juin et jusqu’au 10 septembre la 35e édition de l’Exposition internationale. Un événement de grande envergure, à laquelle la Suisse participera notamment avec une «maison du Rösti» destinée à évoquer les économies d’énergie. En phase, donc, avec le thème de l’exposition, «l’énergie du futur», qui renvoie aux spécificités de l’économie kazakhe, très dépendante de l’exploitation des matières premières (gaz, pétrole et uranium, notamment).
La région de Manguistaou recèle la plupart de ces «trésors». Le quart du pétrole brut extrait chaque année au Kazakhstan, seizième producteur mondial en 2015, provient de ce territoire. La capitale régionale Aktaou est une cité unique en son genre, fascinant alliage de déglingue postsoviétique et d’ultracapitalisme tapageur. Un concentré des contrastes kazakhs, en somme.
Pour un Européen de l’ouest, déambuler dans les rues d’Aktaou revient à explorer un univers parallèle. Le monument central est un avion de chasse MiG. Les immeubles soviétiques, certains décorés de fresques rappelant la Seconde Guerre mondiale, d’autres d’immenses portraits de guerriers mythiques, côtoient les extravagances architecturales de verre et d’acier. Les rues ne portent pas de nom. On se repère grâce aux chiffres: un numéro par microdistrict (équivalent d’un quartier), un autre par immeuble. Les mastodontes industriels exhibent des entrelacs de pipelines et des camaïeux de rouille. Près du front de mer, on peut tomber nez à nez avec des bidons jaunes ornés du trèfle radioactif, entreposés derrière un simple grillage – qui sait ce qu’ils contiennent! Les vents soufflant depuis la Caspienne charrient de vicieuses poussières et donnent parfois naissance à des tempêtes de sable. En été, la température frôle régulièrement les 50 °C. Les plages se transforment alors, quand vient le soir, en rivieras inondées de musique russo-orientale.
Activités confidentielles
Pour comprendre la genèse de cet improbable canevas, il faut remonter le temps. Dans les années 1950, les Soviétiques découvrent à Manguistaou d’importants dépôts d’uranium. Décision fut prise d’édifier ex nihilo, dans cet endroit presque entièrement dépourvu d’arbres, d’ombre et d’eau douce, une base arrière pour l’extraction du minerai. Des prisonniers du goulag ont été mis à contribution. Aktaou, d’abord baptisée Makhatchkala-40, puis Gouriev-20, puis Chevtchenko, est sortie de terre. «Aktaou est assez symptomatique de ce que l’URSS pouvait atteindre en termes de modification de l’environnement, ainsi que de la volonté soviétique d’amener la vie là où il n’y en avait pas, ou peu», explique Maurizio Totaro, doctorant à l’université de Gand (Belgique), installé à Aktaou où il effectue des recherches sur la ville.
Dotée du premier réacteur nucléaire à neutrons rapides soviétique, destiné notamment à alimenter l’une des premières usines de dessalement d’eau de mer au monde, Aktaou a longtemps abrité des activités confidentielles, comme la production de plutonium militaire. Elle bénéficiait d’un statut de «ville fermée». Seules les personnes autorisées pouvaient s’y rendre. A partir des années 1980, la fin de la course aux armements, puis la chute de l’URSS, ont fait décliner les activités liées à l’uranium. Le pétrole et le gaz ont pris le relais. Ils constituent désormais les moteurs économiques de la région. En 2015, 18,5 millions de tonnes d’hydrocarbures y ont été extraites.
L’un des principaux clients de cet or noir à l’export est… la Suisse, qui importait 8% de son pétrole du Kazakhstan en 2015. Difficile, cependant, de connaître les tenants et les aboutissants de ces liens commerciaux. Ni le gouvernement kazakh, ni les autorités municipales d’Aktaou, ni la compagnie nationale KazMunayGas (KMG), n’ont donné suite aux sollicitations du Temps. Au Kazakhstan, en matière d’hydrocarbures, de business et de politique, la discrétion règne.
De son côté, l’Union pétrolière suisse indique que la majeure partie du pétrole kazakh ne transite pas «physiquement» par la Suisse, mais est achetée puis revendue par des «sociétés de trading ayant leur siège en Suisse». KazMunayGas dispose ainsi depuis plusieurs années, à Lugano, d’une filiale destinée au négoce de sa production.
Zéro impôt
A 4000 kilomètres du Tessin, sur les bords de la mer Caspienne, tout ou presque renvoie implicitement à l’or noir. Une tour de forage orne le blason d’Aktaou. Le prédécesseur de l’actuel akim (équivalent du maire au Kazakhstan) était un haut gradé de l’industrie pétrolière. Les champs pétrolifères et les gisements gaziers ne se trouvent pas à proximité immédiate de la cité, mais cette dernière vit en grande partie par et pour l’extraction des hydrocarbures. Son statut de «hub» régional, au carrefour de l’Asie centrale, de la Russie et du Caucase, lui confère une certaine attractivité. La ville accueille des expatriés occidentaux employés par des multinationales, ainsi que de riches businessmen kazakhs. Travailleurs en provenance de tout le pays et émigrés centrasiatiques y posent leurs valises. La ville dispose du premier taux de natalité, du plus important taux de construction et du quatrième PIB par habitant du Kazakhstan.
L’Etat tâche d’entretenir cette dynamique. Une zone économique spéciale de 2000 hectares a été créée en 2003 dans l’enceinte du port d’Aktaou. Le niveau d’imposition pour les entreprises étrangères y frôle le zéro. «Notre politique d’incitation est bien meilleure que dans beaucoup de pays d’Europe!» affirme Aïnour Toumicheva, chef de service à la Chambre des entrepreneurs d’Aktaou. Les objectifs revendiqués par les autorités locales rappellent ceux affichés par le gouvernement kazakh: diversifier l’économie en développant l’agriculture, les énergies renouvelables et le tourisme. La baisse des cours de l’or noir fait naître des craintes dans un pays dont environ 20% du PIB dépendent du gaz et du pétrole. Pour l’instant, cependant, les déclarations d’intention concernant le développement de nouvelles filières n’ont donné lieu, à Aktaou comme dans le reste du pays, qu’à des démarches embryonnaires.
Déchets radioactifs
Aux incertitudes liées à une éventuelle «fin du pétrole» s’ajoutent des tensions sociales. Des manifestations d’ouvriers de l’industrie pétrolière, parfois sévèrement réprimées par les autorités, ont lieu depuis plusieurs années dans la région. «Certains ont le sentiment de ne pas bénéficier justement de la manne», explique Maurizio Totaro. Autre épée de Damoclès: les risques environnementaux. A une trentaine de kilomètres du centre-ville d’Aktaou, une ancienne mine d’uranium à ciel ouvert, non clôturée, attend une hypothétique réhabilitation. Plus près encore des habitations, le vaste lac de Kochkar Ata a longtemps servi de réceptacle pour les déchets chimiques et radioactifs en provenance des industries lourdes du secteur. Seuls des aménagements mineurs y ont été effectués. Les autorités assurent que la situation est «sous contrôle», mais, en l’absence d’études approfondies, les conséquences pour la population demeurent méconnues.
Kirill Osin reçoit dans les modestes bureaux qui abritent, au rez-de-chaussée d’un immeuble soviétique d’Aktaou, l’ONG qu’il dirige depuis 2005. Eco Mangystau œuvre à la sensibilisation écologique et à la mise en place de projets liés à l’environnement. En la matière, localement, «tout reste à faire», reconnaît le directeur: «Les Kazakhs s’intéressent de plus en plus à ce genre de sujets, mais la prise en compte de l’environnement demeure confidentielle.» Et d’évoquer le poids des lobbies industriels et celui du passé soviétique, quand l’écologie n’était «pas un sujet». On pourrait ajouter à ces freins l’importance des hydrocarbures dans l’inconscient collectif. En témoigne ce proverbe adai (la tribu kazakhe majoritaire à Aktaou): «Dieu est au ciel, le pétrole est sous terre, les Adai sont au milieu.»