Indonésie
Seule région d'Indonésie à imposer la loi coranique, Banda Aceh a renforcé son application après le retrait des étrangers venus en aide aux victimes du tsunami de 2004

Assis devant leur kopi Aceh, le café traditionnel de l’île de Sumatra, les hommes bavardent depuis des heures. L’atmosphère détendue est brusquement interrompue par l’abaissement des stores métalliques. Les conversations s’arrêtent nettes, les regards sont effarouchés, les hommes, aux aguets. Dans ce coffee shop en face de la grande mosquée de Banda Aceh, la capitale d'Aceh, la province la plus au nord de Sumatra, la même scène se répète tous les vendredis à l’heure de la prière.
La province, peuplée de 4 millions d’habitants dont 98% de musulmans, est la seule région indonésienne régie par la loi canonique de l’islam, la charia. La Wilayatul Hisbah (WH), la police de la charia, exclusivement féminine, patrouille la capitale en camion à la recherche des hommes qui ne sont pas à la mosquée. Andri, un trentenaire aux cheveux noués en catogan sait de quoi il parle. L’an dernier, les femmes aux uniformes kaki, armées de bâtons ont enfoncé les portes du café pour sermonner les réfractaires. «Pour moi, la religion est une affaire privée, le gouvernement n’a pas à légiférer dessus», appuie le musulman peu ou prou pratiquant.
Autonomie spéciale
Aceh a acquis un statut d’autonomie spéciale en 2001, lui permettant de faire entrer dans le code pénal des décrets islamiques. Depuis quinze ans, les jeux d’argent et l'alcool sont interdits, les voiles et tenues longues exigées pour les femmes, les relations sexuelles hors mariage interdites, sous peine de flagellations publiques.
«Ici les femmes travaillent, conduisent et entrent par la même porte que les hommes dans la mosquée», souligne Yusni Saby, l’ancien recteur de l’université islamique d’Aceh, qui note les divergences avec la charia en Arabie saoudite. «Les interprétations de la charia sont différentes, en fonction de l’histoire, des combats et des pays. Avant d’être Acehnais, nous sommes Indonésiens, et nous devons aussi nous adapter au droit national indonésien.»
Tsunami
En 1976, la guerre civile éclate à Aceh entre le Gerakan Aceh Merdeka (GAM), le mouvement indépendantiste soutenu par la population locale, et l’armée indonésienne. Le conflit s’enlise durant près de trente ans, faisant plus de 15 000 morts et des milliers de disparus. En 2001, Djakarta offre à Aceh la charia pour calmer les rebelles indépendantistes et pacifier la région la plus pieuse d’Indonésie, surnommée la véranda de La Mecque. Meurtrie, la première région islamisée d’Indonésie au XIIIe siècle passe aux mains des anciens indépendantistes qui instaurent la loi canonique, butin né de la guerre.
Mais le 26 décembre 2004, le tsunami frappe de plein fouet la province à peine remise de la guerre civile. En l’espace de vingt minutes, le territoire est balayé et 168 000 Acehnais périssent. La tragédie mettra un point final au conflit et ouvrira la province au reste du monde. Djakarta et Banda Aceh signent un accord de paix à Oslo. Les aides humanitaires du monde entier débarquent à Aceh pour la reconstruction.
Flagellations en hausse
Pourtant, une fois les étrangers partis, la charia s’est durcie. Dans un rapport de 2016, Amnesty International alerte sur le nombre croissant de flagellations publiques, notamment dans les campagnes. En 2015, 108 Acehnais ont reçu des coups de bâton pour avoir enfreint la charia.
Cet été, Kiantri 18 ans, a été dénoncée à la police de la charia. Retrouvée seule dans sa chambre avec son petit ami, son crime a été classé «adultère». Elle a reçu neuf coups de bâton devant la mosquée du village. «C’est une double peine, explique Ruwaida, directrice de l’association Solidaritas Prempuan, qui défend le droit des femmes, en plus d’être humiliées publiquement, les femmes sont souvent contraintes de quitter leur village car leur réputation est souillée.»
Femmes victimes
Les femmes sont les principales victimes de la charia. «Le premier problème c’est la liberté d’expression, puis la manière de s’habiller, le couvre-feu le soir, leur comportement dans les lieux publics», énumère la femme voilée. Les décrets islamiques posent des problèmes pratiques. Travailler dans les champs sur les versants de montagnes et se déplacer en scooter sur les chemins accidentés en jupes longues sont sources d’accidents.
Les citadines déplorent aussi le manque de lieux de divertissements à Banda Aceh. «La plage ferme à 18 heures, les concerts interdits après 23 heures et les cinémas détruits par le tsunami n’ont jamais été reconstruits», lâche Vira, une chanteuse locale. Mais la jeune fumeuse connaît les astuces pour contourner la loi: «Pour trouver de l’alcool ou des hôtels pour les couples non-mariés, il suffit d’aller dans la province d’à côté.»