Elles sont pressées l’une contre l’autre dans la hutte d’une ruelle du camp bidonville de Kutupalang, dans le sud du Bangladesh. D’abord on les voit à peine: l’une est pétrifiée, assise dans l’ombre, à même le sol de terre battue, l’autre est accroupie derrière la légère porte de bambou qui les dissimule au regard extérieur. On ne les entend guère non plus, elles chuchotent. Nour Nahar, 20 ans, châle rouge à fines bandes noires, et Kurshida Begum, 25 ans, châle jaune bouton d’or, viennent d’accepter de raconter en toute discrétion une histoire qui ressort généralement de l’indicible.

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Les deux femmes sont des musulmanes rohingya, une population vivant dans le nord de l’Arakan, un Etat de l’ouest de la Birmanie. Des dizaines de milliers de Rohingya ont fui depuis deux mois et demi au Bangladesh, après le déclenchement d’une «opération de nettoyage» militaire censée pourchasser des insurgés musulmans. Mais les civils font aussi les frais de ces razzias d’une rare violence.

«Les soldats sont arrivés tôt le matin»

Nour Nahar prend la parole en premier, filet de voix qui monte avec peine de sa silhouette figée sur le fragile mur de bambou tressé. «C’était le 10 décembre. Les soldats sont arrivés tôt le matin dans mon village de Poakhali. Ils ont mis le feu à la maison. Je me suis échappée avec mes deux enfants, mon fils, Mohammed Salim, 4 ans, et ma fille, Nour Kayos, un an et demi. Puis les soldats m’ont attrapée et m’ont emmenée dans la pièce d’une autre maison. Ils étaient quatre. Ils m’ont violée à tour de rôle. Ensuite, ils ont attrapé mes enfants. Je les ai vus les maintenir, leur mettre une main sur la bouche et leur tirer une balle dans la tête.»

Elle raconte que son mari et ses deux frères sont morts dans la maison en feu. Elle ne précise pas si elle a vu leurs corps, leurs cendres, ou si on lui a dit qu’ils étaient morts: soudain elle pleure et essuie ses larmes avec son châle. Le 14 décembre 2016, elle est arrivée ici, dans ce camp de réfugiés rohingya situé près d’Ukhia, dans le district de Cox’s Bazar, dans l’extrême sud du Bangladesh. Auparavant, elle a dû traverser sur un rafiot et en pleine nuit le large fleuve Naf qui sépare la Birmanie d’une langue étroite de territoire bangladais.

«Violée par cinq ou six soldats»

C’est une attaque menée à l’aube du 9 octobre contre des postes-frontières birmans par des centaines de combattants d’un groupe armé rohingya jusque-là inconnu – l’assaut avait fait neuf morts chez les gardes-frontières – qui a déclenché la folle répression de l’armée et de ces mêmes gardes-frontières dans le district de Maungdaw, qui compte 512 000 habitants, dont 90% de musulmans. Le groupe «Al Yakin» – «mouvement de la certitude» –, qui a revendiqué cette action, affirme lutter pour la «restauration du droit des Rohingya». Ce nouvel avatar d’une «résistance» rohingya pourrait-il avoir des liens avec d’autres mouvements djihadistes, notamment pakistanais, comme le pensent certains? Rien ne le prouve encore. Une telle évolution serait en tout cas la marque de l’échec de la politique de l’Etat birman qui aurait ainsi réussi à pousser des membres de cette communauté musulmane vers les sirènes de l’extrémisme…

«Jamais nous n’avions fait face à un tel niveau de cruauté», dit Nour. La remarque en dit long sur la tragédie en cours: depuis des décennies, les Rohingya, gitans méprisés de cet Orient extrême, n’ont cessé d’être les parias du Myanmar, nom actuel de la Birmanie.

Kurshida Begum prend le relais de Nour. Sa parole est plus haute, son timbre de voix plus affirmé. «Tout cela s’est passé il y a environ un mois dans mon village de Kyari Parang. Les soldats sont arrivés le matin et ont commencé à incendier des maisons. Mon mari, Sonamia, et mon fils, Ibrahim, âgé de 5 ans, sont tous les deux morts brûlés dans l’incendie. Moi, j’avais réussi à sortir à temps.»

Après une pause, elle continue: «Les soldats ont ensuite réuni des femmes du village. J’ai été emmenée dans les rizières avec un groupe d’une vingtaine de femmes. Là, l’une après l’autre, les militaires nous ont violées. J’ai été violée par cinq ou six soldats, je ne me rappelle plus exactement leur nombre. Il y en avait toujours un qui me tenait les bras, un autre les pieds, pendant qu’un autre me violait.» Sa voix se brise. Elle pleure.

Opérations de «nettoyage» menées au lance-roquettes

Les soldats ne se sont pas contentés de violer ces deux femmes qui vivaient dans deux villages différents, ne se connaissaient pas, mais dont l’épreuve est vraisemblablement emblématique de celles subies par de nombreuses femmes, toutes attaquées lors de semblables opérations de «nettoyage» menées au lance-roquettes et appuyées parfois par des hélicoptères.

Nour et Kurshida disent en effet toutes les deux avoir subi, avant le viol, une autre sorte de calvaire. «Les soldats m’ont demandé de me déshabiller, moi ainsi que les autres femmes réunies dans le village après l’attaque initiale, détaille Kurshida. Les soldats disaient, pointant le canon de leurs fusils sur nos têtes: «Enlevez vos vêtements et regardez le soleil!» Pendant deux jours, nous sommes restées nues, sans boire, sans manger, allongées par terre. Si on essayait de bouger ou si on réclamait de l’eau, les soldats nous menaçaient.» Nour raconte la même histoire: «Ils m’ont dit: «Déshabille-toi», et j’ai dû rester des heures sous le soleil avant qu’ils me violent.»

Cette forme singulière d’humiliation supplémentaire pourrait constituer un modus operandi du traitement des femmes par les soudards de la Tatmadaw, l’armée birmane. Kurshida ajoute que les soldats ne cessaient de hurler face aux femmes nues: «Dites-nous où se cachent les terroristes que vous aidez et que vous ravitaillez!»

Dans les camps de réfugiés de Kutupalang et de Leda, où vivent des milliers de Rohingya arrivés lors de précédentes vagues de migrations forcées, le président de l’Association de la jeunesse rohingya de l’Arakan (ARYA), Mohammed Rafique, affirme que son ONG a eu connaissance de «plusieurs dizaines de femmes violées» parmi toutes celles arrivées ces dernières semaines. Une affirmation invérifiable sur le terrain, de même que la véracité des témoignages enregistrés. Le district de Maungdaw est bouclé, empêchant l’acheminement d’une aide humanitaire dont dépendaient au préalable plus d’une centaine de milliers de personnes vivant déjà dans des conditions précaires. Mais le caractère répétitif des accusations recueillies par des sources multiples – Amnesty International, Human Rights Watch et plusieurs journalistes – rend ces accusations crédibles.

«Ils ont jeté mon bébé par terre»

Dans le camp de Leda, situé plus au sud près de la ville de Teknaf, une très jeune femme raconte d’une voix monocorde son histoire. Mohosena Begum, 20 ans, visage lisse et régulier sous un voile de tulle beige, tient dans ses bras son bébé de 5 mois qui s’agite en riant sur ses genoux. Après l’attaque des soldats dans son village de Zamboimiya, il y a quelques semaines, elle dit que son mari, son père, l’un de ses frères et ses cousins ont été «massacrés». Elle affirme avoir vu son époux «se faire découper au couteau» devant elle. Son père, continue-t-elle, a été «battu à mort» par les soldats qui l’ont frappée à coups de bottes. «Après, des soldats nous ont emmenés, moi et mon fils, dans les rizières. Ils ont pris le bébé et l’ont jeté par terre. Puis ils m’ont violée.»

Selon les chiffres fournis par le gouvernement birman, cent personnes ont été tuées par l’armée durant les combats avec les insurgés, qui auraient parfois reçu de l’aide de villageois armés de lances, de couteaux et de machettes. Cinq cent soixante-quinze Rohingya soupçonnés de «terrorisme» ou de collusion avec les attaquants ont également été arrêtés. Amnesty International rapporte que de nombreuses personnes ont disparu après avoir été emmenées, menottées et parfois encagoulées par les militaires ou les policiers. Des photos satellites diffusées par Human Rights Watch ont par ailleurs montré, fin novembre, que 1200 maisons ont été brûlées par les soldats.

Aung Win, député du parlement local de l’Etat de l’Arakan, a ricané, le 7 novembre, sur la BBC: «Les femmes rohingya sont laides et très sales. Ni nos coreligionnaires bouddhistes ni les soldats n’auraient la moindre intention de les violer!»