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Le casse-tête chinois de Michelle Bachelet

La haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme effectue une visite à haut risque dans la province chinoise du Xinjiang. De vives craintes se manifestent quant aux conditions de son voyage. A Genève, les milieux des droits humains le disent: la crédibilité du haut-commissariat est en jeu

Michelle Bachelet. Genève, 9 décembre 2020.  — © Denis Balibouse/REUTERS
Michelle Bachelet. Genève, 9 décembre 2020. — © Denis Balibouse/REUTERS

Il y a eu Tedros Adhanom Ghebreyesus. Au début de la pandémie de Covid-19, le directeur de l’Organisation mondiale de la santé a été accusé d’être trop proche de Pékin. Après une visite à Xi Jinping au Grand Palais du peuple en janvier 2020, il faisait l’éloge de la Chine pour sa «vitesse», son «efficacité» et sa «transparence». Aujourd’hui, c’est une autre responsable d’agence onusienne qui est dans le viseur: Michelle Bachelet.

La haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme soulève des questions sur son attitude jugée trop conciliante vis-à-vis de Pékin. Si elle intervient volontiers sur CNN pour s’exprimer au sujet de l’Ukraine, elle est moins prolixe quand il est question de la Chine. Vendredi, sur la place des Nations à Genève, des Ouïgours l’ont exhortée à les consulter avant sa visite en Chine voire à la reporter si les conditions d’un accès sans entraves ne lui sont pas garanties.

Depuis son entrée en fonction en 2018, elle n’a pas publié le moindre communiqué de presse sur le Xinjiang. Elle s’en est contentée d’un seul sur Hongkong en juin 2020. Un rapport sur le Xinjiang dort dans les tiroirs du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (OHCHR) sans qu’on sache pourquoi, suscitant l’ire des ONG de défense des droits humains et de plusieurs missions diplomatiques. Et dans quelques jours, la haut-commissaire entreprend une visite très controversée en Chine, la première pour un haut-commissaire aux droits de l’homme depuis Louise Arbour en 2005. Un risque politique élevé alors qu’on ne sait toujours pas si l’ex-présidente du Chili souhaite embrasser un second mandat à la tête de l’OHCHR à partir du 1er septembre prochain.

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Crimes contre l’humanité

La société civile, les ONG et les médias ont commencé à rendre compte, dès le début de 2018, des graves violations des droits humains dans la province chinoise du Xinjiang, où réside une forte minorité ouïgoure. Les ONG ainsi que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale parlent de plus d’un million de personnes détenues dans des camps de «rééducation». Dans un rapport de 160 pages publié en juin 2021, Amnesty International écrit: «Les Ouïgours, les Kazakhs et les autres minorités ethniques à majorité musulmane de la région autonome ouïgoure du Xinjiang sont victimes d’emprisonnement, de torture et de persécutions à grande échelle orchestrés par l’Etat, qui s’apparentent à des crimes contre l’humanité.» Le rapport ajoute: «Les autorités chinoises ont mis en place l’un des systèmes de surveillance les plus sophistiqués du monde et un vaste réseau composé de milliers de sinistres centres de «transformation par l’éducation» – en réalité, des camps d’internement – dans tout le Xinjiang. Dans ces camps, […] chaque aspect de la vie quotidienne est régenté, l’objectif étant de constituer de force une nation laïque et homogène et d’inculquer les idéaux du Parti communiste.»

Avec une telle toile de fond, Michelle Bachelet va au-devant d’un voyage périlleux, du 22 au 29 mai. L’opération interroge sur les conditions dans lesquelles elle va se dérouler. Certains redoutent une visite «Potemkine» où la réalité des droits humains serait masquée. Une équipe «avancée» de cinq personnes est déjà sur place depuis le 24 avril. Elle a dû sortir de quarantaine le 15 mai et n’a que quelques jours sur le terrain pour préparer la visite. L’équipe d’éclaireurs est basée à Guangzhou (Canton), un choix étrange alors que la visite de la haut-commissaire doit avoir lieu dans le Xinjiang, à plus de 4000 kilomètres. Selon un porte-parole du haut-commissariat, l’équipe doit se rendre dans cette région une fois la quarantaine achevée: «Il s’agit d’assurer un accès «significatif» afin que l’OHCHR comprenne au mieux la situation des droits humains dans le pays et engage des discussions sur des problèmes d’importance avec une large palette d’interlocuteurs, y compris des hauts responsables du gouvernement et de la société civile.» Selon la porte-parole, Michelle Bachelet n’aura pas à se soumettre à une quarantaine. Mais on peut imaginer que celles et ceux qui la rencontreront n’y échapperont pas.

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Ces propos ne rassurent toutefois pas ceux qui craignent que la visite soit «amicale» et qu’elle ne réponde qu’aux seuls critères de Pékin. Les questions abondent: Michelle Bachelet aura-t-elle accès à toutes les personnes qu’elle souhaitera rencontrer? Pourra-t-elle voir, sans la supervision des officiels du pouvoir, des Ouïgours qui ont été internés? Va-t-elle aborder les questions de Hongkong et du Tibet? En ce qui concerne ces conditions, «nous n’entrons généralement pas dans les détails au sujet des termes de référence», relève la porte-parole de l’OHCHR. L’équipe est encore en train d’élaborer le programme définitif de la visite.

Rapport radioactif

Plus de 200 ONG mettent toutefois en garde: il faut «respecter les standards minimaux pour qu’une telle visite soit crédible […] afin d’empêcher le gouvernement chinois de la manipuler.» S’il devait mal se passer, le déplacement risque de «renforcer les abuseurs et non leurs victimes. […] Michelle Bachelet devrait pouvoir afficher un bilan montrant que la haut-commissaire a tenu tête à Pékin et qu’elle n’a pas déçu celles et ceux qui souffrent» du régime de Xi Jinping.

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Raphaël Viana, chargé du programme Asie auprès de l’ONG International Service for Human Rights (ISHR) à Genève, ne croit pas que ce voyage produira des résultats probants. Philip Alston fut rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et visita la Chine pendant neuf jours en 2016. Il avait averti les autorités chinoises de sa volonté de rencontrer des universitaires. «Aucune de ces rencontres n’avait pu avoir lieu, avait-il raconté à Reuters, et le message que j’avais reçu des gens que j’avais contactés est qu’on leur avait conseillé d’aller en vacances à ce moment-là.» Michelle Bachelet s’étonne qu’on tire des conclusions hâtives: «Je vous demande de la patience et votre soutien et d’évaluer la visite une fois qu’elle aura eu lieu plutôt que de la discréditer d’emblée.»

La visite en Chine ne peut être dissociée du rapport que l’OHCHR a produit et, pour l’heure, refusé de publier. Raphaël Viana s’étonne: «Ces trois dernières années, la haut-commissaire a été silencieuse sur les graves violations des droits en Chine. Elle s’est pourtant exprimée sur de nombreuses crises à travers le monde. Mais la Chine est la grande exception.» Michelle Bachelet a pourtant épinglé Paris à propos des violences policières lors des manifestations des Gilets jaunes ainsi que les graves dérives raciales en lien avec la mort de l’Afro-Américain George Floyd à Minneapolis.

La haut-commissaire réfute ces accusations et le dit au Temps: «Là où nous pensons que notre voix peut changer les choses, nous le disons haut et fort. Nous l’avons fait avec les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et avec d’autres Etats.» Michelle Bachelet ajoute: «Le haut-commissariat a abordé les questions des droits humains relatives à la Chine, y compris au Xinjiang et à Hongkong, de manière publique et privée. Nous l’avons fait directement avec les autorités, avec la société civile mais aussi à travers la diplomatie publique, des discours, des communiqués de presse, des briefings des porte-parole, des réseaux sociaux et des réponses aux journalistes. Lors de ma visite en Chine à la fin de ce mois, je me réjouis d’ailleurs de soulever de manière franche et ouverte ces questions avec les autorités et d’autres acteurs.»

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Certains diplomates ont parfois critiqué la stratégie très musclée du prédécesseur de Michelle Bachelet, Zeid Ra’ad al-Hussein, arguant qu’elle braquait les Etats. Avec Michelle Bachelet, «on a vanté la diplomatie privée. Or les deux sont complémentaires, constate Raphaël Viana. Là, on s’interroge sur les mérites de la diplomatie privée de la haut-commissaire.» A ses yeux, il est impératif de ne pas laisser à la Chine un sentiment d’impunité: «Pékin engage tout son poids diplomatique pour éviter toute critique en matière de droits humains, une dynamique rarement vue avec une telle intensité au Conseil des droits de l’homme (CDH). Cinquante rapporteurs spéciaux le disent: il est temps que le CDH prenne en main le problème de la Chine.»

Le rapport de l’OHCHR sur le Xinjiang est prêt depuis août 2021. Il résulte d’un travail entrepris en 2020 qui reprendrait nombre de conclusions des enquêtes menées par diverses ONG et le Tribunal ouïgour, une instance d’experts et d’avocats des droits humains. Mais le document serait plus nuancé. C’est peut-être le problème. On dit de Michelle Bachelet qu’elle ne souhaite pas entendre ces ONG, encore moins les griefs musclés formulés par les Etats-Unis. Le document aurait dû être publié à l’automne, puis en janvier. Et puis plus rien. Nombre de missions diplomatiques et les ONG fulminent. Rien n’y fait. La visite en Chine rend sa publication encore moins probable. Le document devient radioactif: publié, il mettrait le sceau onusien sur le constat de graves violations des droits humains dans le Xinjiang.

Raphaël Viana n’est pas optimiste: «Il y a un manque de cohérence et de courage politique. La visite de Michelle Bachelet risque de compromettre la publication du rapport. Si la visite est catastrophique et que le rapport ne sort pas, la crédibilité et l’intégrité du haut-commissariat seront entamées.» Là encore, la Chilienne riposte: «Mon équipe et moi espérons, durant ma visite, discuter et soulever, avec le gouvernement de la Chine, une série de problèmes relatifs aux droits humains en Chine, y compris dans la région autonome ouïgoure du Xinjiang. Mais comme nous le faisons avec tout rapport du haut-commissariat, la Chine, en tant qu’Etat concerné, se verra remettre le rapport quand elle sera prête à exprimer les avis du gouvernement et à partager des informations supplémentaires.» La Chilienne précise que «de nombreux acteurs et gouvernements nous ont accusés d’être biaisés et ont exercé des pressions sur nous par divers moyens. Mais le haut-commissariat applique des paramètres et une méthodologie stricts […]. Je ne crains pas de compromettre l’indépendance du haut-commissariat.»

Droits économiques

La relation entre Pékin et Michelle Bachelet est enfin marquée par un autre facteur. La Chine, qui n’a toujours pas ratifié le Pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966, mise pleinement sur les droits économiques, sociaux et culturels. Elle rappelle fréquemment qu’elle a extrait près de 800 millions de personnes de la pauvreté. Avec la haut-commissaire, elle peut s’entendre. La Chilienne privilégie elle aussi les droits économiques, sociaux et culturels. Un positionnement tout à fait légitime, mais qui interroge sur les garde-fous que Michelle Bachelet entend mettre en place pour défendre aussi les droits civils et politiques. Un diplomate ne se dit pas surpris: «Nous assistons à un recadrage par rapport à Zeid Ra’ad al-Hussein, qui dénonçait très ouvertement les violations des droits civils et politiques en Chine. Ce recadrage viendrait directement du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres.» Michelle Bachelet n’accepte pas l’accusation: «Séparer les droits civils et politiques des droits économiques, sociaux et culturels est une fausse dichotomie. Tous ces droits sont étroitement liés et interdépendants. Et aucune catégorie de droits n’existe ou n’a une vraie signification sans le respect de l’autre catégorie de droits. C’est la vision du haut-commissariat depuis des décennies et c’est ma vision qui se base sur mon expérience en tant que défenseur des droits humains, médecin, ministre de la Santé et de la Défense et enfin en tant que présidente du Chili pour deux mandats.» Les mauvaises langues estiment d’ailleurs qu’à la tête du OHCHR, elle agit encore comme la présidente du Chili qu’elle fut: sans grande transparence, et avec une garde rapprochée très restreinte.

Si Michelle Bachelet ne se sent pas forcément sur la même longueur d’onde que les Occidentaux, c’est aussi en raison de son histoire personnelle. Fille d’un général de l’armée de l’air qui fut torturé par la dictature du général Pinochet, elle aurait des raisons d’en vouloir aux Etats-Unis, qui ont contribué au renversement du président Salvador Allende. Elle le confie elle-même: «En tant que Sud-Américaine, je suis sensible aux problèmes relatifs à cette région du monde, mais aussi à d’autres pays du Sud.»