«La Chine et la Russie ne freinent plus la Corée du Nord»
Asie
AbonnéL’escalade militaire entre Corée du Sud et celle du Nord s’intensifie. Pyongyang profite de la guerre en Ukraine et de la reconduction de Xi Jinping à la tête du pays, analyse le chercheur Lionel Fatton

Ces dernières heures, les démonstrations de force autour de la zone démilitarisée séparant les deux Corées depuis l’armistice de 1953 n’ont fait que s’intensifier. La Corée du Sud a annoncé le déploiement d’avions furtifs après avoir détecté le déploiement d’une centaine d’avions au nord tandis que Pyongyang tirait de nouveaux missiles et bombardait une zone maritime tampon. Jeudi, les Etats-Unis ont réaffirmé leur soutien à la Corée du Sud, annonçant que les exercices conjoints entamés avec la Corée du Sud se prolongeraient jusqu’à samedi. Et de prévenir que toute utilisation de l’arme nucléaire signerait la fin du régime de Kim Jong-un.
Comment expliquer cette escalade? Les explications de Lionel Fatton, professeur assistant à l’Université Webster à Genève et spécialiste des questions de sécurité internationale en Asie.
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Le Temps: La péninsule coréenne est-elle au bord d’une nouvelle guerre?
Lionel Fatton: La Corée du Nord veut montrer qu’elle est capable de renchérir avec ses menaces militaires. Parce qu’il n’a pas de compte à rendre à ses citoyens, le régime de Kim Jong-un est plus imprévisible qu’une démocratie. Cela le met en position de force dans les dynamiques d’escalade. La mauvaise nouvelle, c’est que la Corée du Sud et les Etats-Unis entrent dans ce jeu. Même si aucun des deux camps n’a intérêt à une nouvelle guerre, c’est extrêmement dangereux, car il est de plus en plus difficile de stopper cet engrenage. Et, dans un tel contexte, un incident non provoqué est vite arrivé.
Comment en est-on arrivé là?
Les tensions ont augmenté dès la fin du mois de septembre. Le 4 octobre, pour la première fois depuis cinq ans, la Corée du Nord a tiré un missile par-dessus le Japon. Le message s’adressait directement à Washington. Si Pyongyang devait viser directement la base américaine de Guam, dans le Pacifique, voire Hawaï ou même la côte Ouest américaine, ses missiles survoleraient l’archipel nippon.
Puis les choses se sont quelque peu calmées. J’y vois l’influence de la Chine, dont le Parti communiste tenait son congrès. Pékin a toujours horreur du désordre pendant cet événement qu’il considère comme majeur. Maintenant que Xi Jinping a été reconduit pour un troisième mandat à la tête du pays, la Chine ne freine plus autant la Corée du Nord. Le président chinois s’est placé dans un rôle d’arbitre qui lui offre un certain levier sur Washington. Les Etats-Unis, eux, sont demandeurs pour que Pékin fasse pression sur Pyongyang. Xi Jinping et Joe Biden pourraient en discuter en tête-à-tête en marge du prochain sommet du G20 qui se tiendra mi-novembre en Indonésie.
La Russie joue-t-elle la même partition que la Chine?
La Russie a une influence plus limitée sur Kim Jong-un. Mais Moscou a tout à gagner d’une diversion pour saper le soutien américain à l’Ukraine. Le contexte international est tellement polarisé que le Conseil de sécurité de l’ONU ne va pas décréter de nouvelles sanctions contre la Corée du Nord, quelles que soient ses provocations. Pyongyang en profite.
Que cherche Kim Jong-un?
La Corée du Nord veut être reconnue comme une puissance nucléaire et réclame une levée des sanctions. La fierté nationale joue un rôle très important dans cette escalade. Pyongyang veut être traité d’égal à égal avec les autres puissances nucléaires. La Corée du Nord utilise ses missiles capables de frapper les villes et infrastructures sud-coréennes et le Japon, car dans ce domaine, elle domine ses voisins. Kim Jong-un en a tiré davantage ces derniers jours que son père en quatorze ans de règne. Dans les autres domaines, en particulier dans l’aviation, l’armée nord-coréenne ne peut rivaliser avec la Corée du Sud et son allié américain.
Kim Jong-un brandit aussi son autre atout majeur: la menace nucléaire. Sa doctrine en la matière a été révisée début septembre. La Corée du Nord se réserve le droit de frapper préemptivement ses ennemis en cas de menace contre son commandement, ce qui est très vague. Depuis celle des Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale quand ils avaient encore le monopole de l’arme atomique, on n’a jamais vu une doctrine nucléaire aussi agressive. Washington et Séoul craignent que Kim Jong-un procède prochainement à un nouvel essai nucléaire pour progresser dans la maîtrise de l’arme atomique. Mais la Corée du Nord doit encore démontrer qu’elle est capable de placer une ogive nucléaire sur l’un de ses missiles. Les experts en doutent, car il faut miniaturiser les charges nucléaires et les protéger par un bouclier thermique contre les frictions lors de la rentrée dans l’atmosphère. Faire exploser un missile nucléaire dans le Pacifique serait le test ultime, mais une ligne rouge pour les Etats-Unis.
Les Etats-Unis accusent la Corée du Nord de livrer des pièces d’artillerie à la Russie contre l’Ukraine. Pourrait-elle aussi acheminer ses missiles à Moscou?
La Corée du Nord est très jalouse de sa technologie balistique. Elle a acquis un indéniable savoir-faire depuis les années 1980, qu’elle ne partage pas gratuitement. On pense qu’elle avait notamment acquis des composants ukrainiens. Elle dispose maintenant d’une production presque totalement autonome et de stocks importants, ce qui la met à l’abri des sanctions. Par le passé, Pyongyang a livré des missiles au Pakistan contre des centrifugeuses pour enrichir de l’uranium et fabriquer des bombes nucléaires. Mais dans le contexte de la guerre en Ukraine, c’est une chose de livrer des canons, c’en est une autre d’exporter des missiles. Les Etats-Unis, parce qu’ils veulent à tout prix garder une certaine inviolabilité de leur territoire contre les attaques, ont une phobie de l’exportation de ces armes. La Corée du Nord sait qu’elle s’exposerait à des rétorsions si ses missiles étaient utilisés en Ukraine.