Hamida appartient aux Rohingyas, une minorité musulmane persécutée vivant en Birmanie. L’automne dernier, l’armée birmane a tué des dizaines de milliers de membres de cette communauté et brûlé leurs villages. «Un cas d’école de nettoyage ethnique», selon l’ONU. Le frère de Hamida est finalement parvenu à la secourir et ils ont fui, avec son fils, au Bangladesh.
Ils ont gagné les camps de Cox’s Bazar, un gigantesque labyrinthe de cabanes en bambou aux toits recouverts de bâches accroché à flanc de colline. Près d’un million de Rohingyas y vivent. On y trouve des vendeurs de pop-corn, des poissonniers agitant des éventails pour chasser les mouches et de vieux messieurs en turban assis devant des montagnes de mangues et de concombres. Des enfants nus aux ventres gonflés jouent dans la boue.
Personne ne sait combien de femmes ont été violées par les soldats birmans. Mais un sondage effectué par l’ONU a démontré que 52% des réfugiées avaient été victimes de violence sexuelle. Médecins sans frontières (MSF) a traité 443 victimes de viol. The Hope Foundation, une ONG locale, en a soigné 102 durant les cinq premiers mois de la crise. Tous l’assurent: ce n’est que la pointe de l’iceberg. Le camp abrite des milliers de femmes violées.
Senuara, une femme de 35 ans aux dents rougies par le bétel, était enceinte de huit mois lorsque les soldats birmans sont venus la trouver. «Ils ont abattu mon fils de 18 ans, puis m’ont attachée à un arbre, se remémore-t-elle. Neuf soldats m’ont violée, pendant que trois autres me frappaient à coups de fusil et de bottes. Cela a duré six heures.» Son beau-frère et son cousin ont dû la porter durant les trois jours de marche jusqu’au camp. A l’arrivée, elle a accouché d’un enfant mort-né. «Chaque nuit, j’en fais des cauchemars», confie-t-elle.
«Je n’aurais pas pu m’occuper de cet enfant»
Pour certaines de ces femmes, l’horreur n’était pas terminée. Hasina avait 15 ans lorsque les soldats birmans ont envahi son village, brûlé toutes les maisons et emmené les femmes dans la forêt pour les violer. Quelques semaines plus tard, elle a découvert qu’elle était enceinte. Elle n’a pas hésité. «J’ai pris une pilule abortive, raconte l’adolescente. Je regrette d’avoir mis fin à une vie, mais je n’aurais pas pu m’occuper de cet enfant et je n’aurais jamais trouvé de mari.»
Hasina fait partie des chanceuses. Les ONG et les médecins qui œuvrent dans les camps ont vu des dizaines de femmes arriver dans leurs centres avec des hémorragies, suite à un avortement raté. «Certaines avaient avalé la fausse dose de pilule abortive, d’autres avaient pris des médicaments normalement utilisés pour provoquer des contractions, d’autres encore avaient subi une intervention pratiquée à l’aide d’un bâton ou d’un crochet», détaille Nrinmoy Biswas, un gynécologue de Hope Foundation.
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Au Bangladesh, les avortements sont autorisés jusqu’à 12 semaines de grossesse. Mais de nombreuses victimes de viol rohingyas, exclues du système de santé en Birmanie, n’ont pas su comment s’y prendre ou n’ont découvert qu’elles étaient enceintes que vers cinq ou six mois. Elles ont dû garder ces enfants.
Durant neuf mois, elles ont attendu, terrées dans leurs huttes de bambou, que le bébé arrive. Car dans cette communauté musulmane très conservatrice, les femmes violées ne sont pas vues d’un bon œil. Khustridar, une travailleuse sociale rohingya qui œuvre avec MSF, a rencontré des femmes à qui l’on a dit «Pourquoi tu ne t’es pas enfuie?» ou «Tu as dû flirter avec les soldats s’ils t’ont violée».
Des jeunes femmes ont vu leurs fiançailles rompues. D’autres ont été mariées à la hâte pour dissimuler leur grossesse. Certaines ont été violées une deuxième fois, par les membres de leur communauté cette fois.
«C’est ma fille et je l’aime»
Le mari de Meher était encore aux champs lorsque les militaires birmans ont sauvagement violé sa femme devant ses deux enfants de 2 et 5 ans. Après avoir appris ce qui lui était arrivé, il l’a rejetée. «Il m’a dit que je n’étais plus sa femme, car j’avais couché avec un autre homme», livre cette femme menue de 25 ans. Durant le trajet jusqu’au camp, il a refusé de lui parler ou même de la regarder.
Lorsqu’elle a appris qu’elle était enceinte, ce fut pire encore. «Il a exigé que je me débarrasse du bébé», glisse-t-elle, en larmes. Elle a tenté d’avorter, en prenant une pilule achetée dans le camp, mais cela n’a pas marché. Début juin, Meher a ressenti ses premières contractions. Son mari, toujours fâché, a refusé de l’aider. Alors elle a accouché seule, sur le sol en terre battue de sa cabane.
Lorsqu’elle a vu son bébé, elle a tout de suite su qu’elle voulait l’appeler Yasmin. «Elle est complètement à moi, c’est ma fille et je l’aime», dit-elle en berçant le nouveau-né, emmitouflé dans une couverture à carreaux. Au bout de quelques jours, le regard de son mari a commencé à changer. «Il joue avec Yasmin, lui sourit, lui donne de l’amour», dit Meher, son visage illuminé par un sourire.
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Beulla n’a pas eu cette chance. Durant sa grossesse, la jeune femme de 21 ans avait tout fait pour cacher son ventre. Elle n’était pas mariée et personne ne devait apprendre son viol. Un jour particulièrement noir, elle a tenté de se suicider en buvant du poison. Mais lorsque sa fille Nursadiya est arrivée, tout a changé.
«J’ai tant aimé m’en occuper, livre-t-elle devant son berceau vide, un sac de riz suspendu au plafond orné de ballons colorés. Je voulais la garder mais mes parents m’ont obligée à la donner à une cousine et à son mari, qui ne pouvaient pas avoir d’enfants.» Elle pourra voir sa fille de temps à autre. «Mais je ne lui dirai jamais la vérité sur ses origines.»
«La peau plus claire et les traits chinois»
Les ONG disent avoir recueilli une dizaine de bébés abandonnés. «Certains nous sont apportés, d’autres sont simplement laissés dans le camp, détaille Giulia Maistrelli, une sage-femme de MSF. Une fillette a été retrouvée dans les latrines.» L’organisation les remet à l’ONG Save the Children et à l’Unicef, qui ont créé un système d’accueil informel, composé de familles rohingyas prêtes à les héberger et de nourrices pour les allaiter.
Jubaira sourit en regardant Unaica, sa fille âgée de un mois. «Mon mari a promis de s’en occuper comme s’il s’agissait de son enfant», raconte la timide jeune fille de 19 ans. Les époux avaient perdu un premier bébé, décédé juste après sa naissance, et rêvaient d’en avoir un autre. Mais Jubaira s’inquiète pour l’avenir de sa fille. Elle grandira à Cox's Bazar, le plus grand camp de réfugiés du monde. Certains Rohingyas y sont depuis la fin des années 1970, après avoir fui une première vague de répression.
Jubaira devra aussi à tout prix éviter que les autres résidents du camp ne découvrent qu’elle est issue d’un viol. «Ces enfants risquent d’être discriminés tout au long de leur vie, craint Iftikher Mahmood, qui a fondé The Hope Foundation. A les regarder, on voit tout de suite qu’ils sont à moitié bamars (l’ethnie majoritaire en Birmanie, ndlr). Ils ont la peau plus claire et les traits chinois.»