Bobby est décédé à 14 ans, poignardé à l’intérieur d’une pharmacie. Il était suspecté d’avoir volé un téléphone portable, raconte sa mère, Clarita Alia. «Un jour, la police m’a menacée: nous aurons vos fils un par un.» C’était juste avant le meurtre de son premier fils, Richard, dans une rue passante. Christopher a été attaqué dans une buvette, Fernando dans une échoppe. En tout, quatre fils Alia sont morts assassinés entre 2001 et 2007.

Leur mère, Clarita Alia, 62 ans, est la seule victime à témoigner à visage découvert contre ceux qu’on surnomme «les escadrons de la mort», ces commandos aperçus à motos chargés d’exécuter les petits délinquants de Davao. C’est la principale ville de l’île de Mindanao dont le nouveau président philippin qui doit prêter serment le 30 juin, Rodrigo Duterte est maire depuis vingt ans. Devant son stand à légumes, Clarita Alia raconte que dans le quartier, deux autres adolescents ont été tués l’été dernier.

Chargé des obsèques de Fernando Alia, le père rédemptoriste Anardo Picardal raconte lui aussi avoir été témoin d’exécutions extrajudiciaires. «La première fois, c’était durant un mariage que je célébrais. On a entendu des coups de feu dehors puis on a retrouvé mort un jeune accusé d’avoir brisé la vitre d’une voiture garée sur notre parking quelques jours auparavant. La seconde fois, c’était un pickpocket. A vélo, j’ai croisé trois hommes qui s’enfuyaient à moto. C’étaient les escadrons. Ce voleur méritait de mourir: voilà ce qu’on m’a dit à mon arrivée sur le lieu du crime.»

«Aucun ne méritait de mourir»

«La plupart des victimes sont des jeunes venant des faubourgs pauvres. Ils sont impliqués dans le trafic de drogue en tant que consommateurs ou revendeurs. Ce ne sont pas de puissants barons de la drogue. Aucun ne méritait de mourir», poursuit le prêtre. D’après ses recherches menées avec l’ONG américaine Human Rights Watch, pour 14 exécutions, les tueurs se seraient trompés de cible. Au total et selon les chiffres les plus récents, les escadrons de la mort auraient fait 1 424 morts entre 1998 et 2015.

Depuis des années, les associations de défense des droits de l’Homme dénoncent la situation. Un rapport datant de 2009 de Human Rights Watch révèle des liens entre la police et ces escadrons de la mort: utilisation du même calibre que l’une des armes les plus répandues chez les forces de l’ordre, existence d’une liste au niveau des quartiers des cibles à abattre. De son côté, la police nie et évoque des affrontements entre gangs. A ce jour, personne n’est allé en prison. Tous les regards se tournent vers la mairie, où Rodrigo Duterte, ancien procureur au discours ultra-sécuritaire, a été élu pour la première fois en 1988.

Lire aussi: Sans attendre, Rodrigo Duterte veut rétablir la peine de mort par pendaison

«Tuez-les tous», a-t-il ainsi déclaré à maintes reprises à l’adresse des criminels, qu’il menace également de «noyer» dans la baie de Manille. Une autre fois: «Si je deviens président, je vous conseille de prévoir davantage de pompes funèbres car je suis opposé aux drogues illégales… Et je pourrais bien tuer à cause de cela». Désormais Rodrigo Duterte nie toute implication après avoir pourtant affirmé, dès 2009, que les narcotrafiquants étaient des «cibles légitimes». Interrogé durant la campagne électorale sur le nombre de personnes qu’il aurait tuées, le candidat avait osé renchérir: «Je n’ai pas tué 700 personnes, mais 1700».

Une seule enquête ouverte

«Comment Rodrigo Duterte, qui affirme être à la tête de la ville la plus sûre de l’archipel, peut-il ignorer l’existence de ces escadrons?» interrogent les associations. Avant son élection à la tête du pays, la justice avait lancé une seule enquête. Celle-ci vient d’être abandonnée, «faute d’éléments suffisants» et suite au désistement de l’unique témoin. Ce dernier avait été placé sous protection judiciaire.

«C’est assez déprimant», réagi le prêtre Amado Picardal. «Cette décision laisse entendre que les responsables de ces tueries ciblées n’ont rien à craindre pour leurs crimes abominables», s’alarme dans un communiqué Phelim Kine chez Human Rights Watch, directeur adjoint pour l’Asie.

Outre rétablir la peine de mort, Rodrigo Duterte annonce vouloir faire appel à davantage d’hommes armés au niveau des quartiers pour lutter contre le trafic de drogue. «C’est la porte ouverte à encore plus de morts extrajudiciaires», déplore Amado Picardal. La politique de Rodrigo Duterte fait déjà des émules: à Cebu, deuxième ville du pays, le nouvel édile promet aux porteurs d’armes 50 000 pesos (près de 1000 francs suisses) pour tout malfrat abattu en plein délit.

«A l’époque de la loi martiale (décrétée en 1972, ndlr), le régime faisait déjà appel à des groupes armés pour mener des exécutions. Les escadrons de la mort sont apparus après. On nous a déjà signalé des cas de tueries extrajudiciaires à d’autres endroits du pays», raconte Wilnor Papa, en charge du dossier chez Amnesty International. Aujourd’hui, les associations s’inquiètent que le phénomène prenne une ampleur nationale.