Le film secret du «printemps de Pékin»
Chine
En 1979, plaignants, artistes, poètes et activistes donnent vie au «Mur de la démocratie». C’est le premier «printemps de Pékin». Il fut filmé par un réalisateur chinois. Quarante ans plus tard, Andy Cohen lui redonne vie

En 1979, la Chine de Deng Xiaoping ouvre les fenêtres. La démaoïsation est en marche, le Petit Timonier modernise le pays, le contrôle des esprits se relâche. De toute la Chine, des plaignants affluent vers Pékin pour dénoncer les crimes du régime, une avant-garde d’artistes bouscule les conventions, des poètes célèbrent la liberté de penser et des activistes demandent l’ajout d’une cinquième modernisation au programme de Deng Xiaoping: la démocratie. L’espace de quelques mois, ces divers acteurs vont confluer vers un lieu de la capitale, à l’ouest de la Cité interdite, pour placarder leur dazibao, les affiches murales, devant des badauds stupéfaits. Hier encore, on pouvait être fusillé pour avoir critiqué le Parti. Soudain, la police laisse faire.
Ce mouvement trouve un écho dans la presse internationale. C’est le but de Deng, qui compte sur l’aide étrangère pour transformer son pays. Mais les médias chinois sont muets. Pas de son, pas d’image. Un homme pourtant a filmé les scènes de cette effervescence: Chi Xiaoning, un réalisateur de 22 ans. Il se poste sur le «Mur de la démocratie», à Xidan, pour documenter ce moment d’histoire. Equipé d’une caméra manuelle «drapeau rouge» 16 mm qu’un ami a dérobée dans une usine de charbon, il couvre une manifestation qui se rend au siège du gouvernement de la ville de Pékin pour exiger la liberté d’expression. Arrêté à deux reprises, il berne la police en affirmant avoir détruit ses négatifs. Il n’en est rien. Un film de quarante-sept minutes est placé en lieu sûr. Si les autorités mettent la main dessus, il sera détruit et son auteur emprisonné. Le secret se referme alors sur cette œuvre. Chi Xiaoning meurt en 2007. Son documentaire n’a jamais été montré en Chine.
Dix minutes de rushs
Andy Cohen, réalisateur new-yorkais, connaît bien la Chine. Quand Deng Xiaoping meurt, en 1997, il fait commerce de jade à Pékin où il se lie avec des figures de la scène artistique dont le célèbre Ai Weiwei. En 2010, germe l’idée d’un film sur le premier «printemps de Pékin». Il se documente, contacte d’anciens acteurs du mouvement. Jusqu’au jour où on l’informe qu’un cousin de Chi Xiaoning est en possession des pellicules. Ce qu’il tenait pour une rumeur se matérialise. Des images du «Mur de la démocratie» existent. Son possesseur en demande une somme extravagante. Il faudra cinq ans au New-Yorkais pour négocier dix minutes de ces rushs moyennant quelques milliers de dollars. Ces images en noir/blanc sont d’une étonnante fraîcheur. Elles plongent le spectateur au cœur d’un mouvement largement oublié qui avait vu naître l’art contemporain en Chine avec le groupe «Les Etoiles», un collectif de 23 peintres.
«J'espère que, pour la première fois, un film dissident sera toléré par le Parti communiste», Andy Cohen, réalisateur
La diffusion de Beijing Spring* dans le cadre du Festival du film et forum international des droits humains (FIFDH) à Genève permet de voir pour la première fois depuis quarante-deux ans des extraits du témoignage de Chi Xiaoning. «C’est la fin d’une très longue censure», explique Andy Cohen, qui veut croire que son documentaire fera son chemin jusqu’en Chine. La semaine prochaine, il sera présenté dans un festival à Hongkong. Si l’accueil est favorable (tous les tickets ont été vendus en ligne en 5 minutes), il pourrait franchir la frontière vers le continent. «J'espère que, pour la première fois, un film dissident sera toléré par le Parti communiste.» Les services culturels de l’ambassade de Suisse en Chine, ajoute le cinéaste, l’ont contacté pour une projection privée à la fin du mois à Pékin.
«Deng voulait me fusiller»
Pour reconstruire l’histoire de ce printemps de 1979, Andy Cohen a confronté plusieurs de ses protagonistes aux images du passé. Ils découvrent une jeunesse insolente, la leur, alors qu’ils ont pour la plupart fui la Chine depuis longtemps, tombant peu à peu dans l’oubli. Ils sont sans nostalgie, ni regret. Ils ont ouvert la voie, certains l’ont payé au prix fort. Comme Wei Jingsheng, l’auteur du texte sur la 5e modernisation dont un dernier dazibao, qualifiant Deng Xiaoping de dictateur, lui vaudra une condamnation à 15 ans de prison. «Deng voulait me fusiller, mais il y avait trop d’oppositions politiques, s’amuse Wei Jingsheng. Il m’a détesté jusqu’à la fin.»
Mang Ke et Bei Dao, les poètes du mouvement, racontent leurs craintes de voir la police débarquer à tout moment pour stopper l’impression de leur revue Today. Les lectures publiques de Mang Ke, au pied du «Mur de la démocratie», attiraient la foule. «C’était comme pour un concert», raconte un témoin. Ce même Mang Ke que l’on voit se déhancher dans les premières discos en plein air sur la musique introduite par des journalistes ou diplomates étrangers. L’un d’eux procure aux activistes un enregistreur, objet interdit en Chine qui se révélera précieux. Cet appareil permit d’enregistrer en cachette la plaidoirie de Wei Jingsheng lors de son procès à huis clos. Deux jours plus tard, sa retranscription était affichée sur le «Mur de la démocratie». A la stupéfaction du Parti. Ce fut l’un des derniers actes de ce premier printemps étouffé avant qu’il ne trouve un relais plus large dans la population. Deng Xiaoping avait sifflé la fin de la récréation. Dix ans plus tard, des millions de Chinois descendaient dans la rue pour reprendre ses slogans. Une autre génération prenait le relais.
* «Beijing Spring», réalisé par Andy Cohen et co-réalisé par Gaylen Ross (AC films) est présenté en avant-première mondiale au FIFDH. A voir sur le site du festival (www.fifdh.org)
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