Il a fallu les traîner en dehors de la salle du parlement. Six gardes de sécurité ont soulevé les quatre élus pro-démocratie et les ont emmenés au milieu des cris et des jurons. Des collègues ont fondu en larmes. D’autres ont chanté des slogans anti-Pékin. Cette scène s’est déroulée début mai, lors d’une session marathon du législatif hongkongais de près de huit heures. Elle avait pour but d’examiner une loi autorisant Pékin à installer un poste-frontière soumis à ls législation chinoise sur le territoire de la ville-Etat, au départ d’une ligne de train vers Canton (Guangzhou). Ses opposants jugent que le texte enfreint la souveraineté de la cité portuaire. La loi a néanmoins été adoptée.

Trois ans et demi après la révolution des parapluies, qui avait débouché sur l’occupation du centre-ville durant 79 jours pour exiger des élections au suffrage universel, Hongkong vit sous une chape de plomb imposée par Pékin. «Sous le règne de l’empereur Xi Jinping, nous subissons une répression toujours plus forte», grince Joshua Wong, l’un des meneurs de ce mouvement et fondateur du parti Demosisto.

Le jeune homme fluet de 21 ans en pantacourt et baskets, qui promène avec lui un sac à dos d’étudiant, vient de passer plusieurs mois en prison pour son implication dans les manifestations de 2014. «J’ai goûté à la privation de liberté, livre-t-il, sans quitter son téléphone des yeux. Cela m’a donné encore plus envie de me battre.»

Il n’est pas le seul activiste à avoir été emprisonné. Deux autres leaders du mouvement Occupy, Nathan Law et Alex Chow, ont passé plusieurs mois derrière les barreaux l’année dernière. Début juin, deux militants, Sixtus Leung et Wai Ching-yau, ont écopé d’un mois de prison.

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«Hongkong n’est pas la Chine»

Les deux fondateurs du parti Youngspiration sont accusés d’avoir forcé le passage pour pénétrer dans le parlement en novembre 2016, après en avoir été évincés pour avoir saboté leur prise de serment. Ils s’étaient enveloppés dans un drapeau orné de la phrase «Hongkong n’est pas la Chine» et avaient utilisé le mot «Cheena» pour évoquer l’Empire du Milieu, un terme péjoratif employé par les troupes impériales japonaises durant la Seconde Guerre mondiale.

«Pékin est intervenu directement pour exiger qu’ils soient démis de leurs fonctions, avant même que les tribunaux hongkongais ne puissent se prononcer», note Cheung Chor-yung, un politologue de la City University de Hongkong. Du jamais vu dans cette ancienne colonie britannique censée bénéficier d’une autonomie quasi complète face à Pékin jusqu’en 2047, sous l’égide de la doctrine: «Un pays, deux systèmes».

En juillet dernier, quatre autres parlementaires, qui avaient prêté serment en citant Gandhi ou en brandissant un parapluie jaune, ont subi le même sort. Depuis, les démocrates n’ont plus le quorum nécessaire pour mettre un veto au parlement local. La candidate choisie par Demosisto pour remplacer l’un des élus évincés, Agnes Chow Ting, a été interdite de se présenter en raison de son soutien à un référendum d’autodétermination.

Criminaliser les comportements

Dans les rues de Hongkong, le changement d’ambiance est perceptible. Les mains dans les poches, un jeune homme en t-shirt de basketball et casquette attend que les policiers aient fini d’examiner sa carte d’identité. Son regard est froid, mais on sent la colère qui bout juste sous la surface. Lorsqu’on se promène en ville, cette scène se répète des dizaines de fois. Ces contrôles d’identité ciblent toujours les jeunes hommes. Jamais les femmes, ni les expats. Une façon pour l’Etat de montrer que les écarts ne seront pas tolérés.

La présence chinoise se fait sentir aux quatre coins de la ville. Dans les pharmacies qui vendent des piles de bidons de lait en poudre pour les touristes venus de Chine continentale. Dans les écoles, où les professeurs d’histoire ont cessé d’évoquer Tiananmen. Ou lorsqu’on passe devant le cube soviétique du bâtiment de l’armée chinoise, orné d’une étoile rouge qui semble regarder les passants comme l’œil de Sauron.

L’introduction, prévue prochainement, d’une loi antisubversion et d’une législation protégeant l’hymne national inquiète les militants pro-démocratie. «Cela permettra de criminaliser tout comportement perçu comme non patriotique», estime Cheung Chor-yung. Les fans de l’équipe de foot de Hongkong ont notamment pour habitude de huer La Marche des Volontaires – l’hymne de la République populaire – avant les matches.

J’ai pris part à la révolution des parapluies, mais nous n’avons rien obtenu. Désormais, je pense qu’il faut répliquer par la violence

Edward Leung, militant localiste

Joshua Wong accuse en outre Pékin «d’infiltrer les médias et de manipuler l’opinion publique». Le principal quotidien anglophone de la ville, South China Morning Post, a été racheté en 2015 par Alibaba, l’équivalent chinois d’Amazon. Une chaîne de télévision hongkongaise a révélé la semaine dernière que plus de la moitié des libraires et des maisons d’édition de la cité portuaire étaient désormais détenues par le bureau de liaison de Pékin.

«Avant Occupy, notre système n’était pas parfait, mais il comportait des bribes de démocratie», fait remarquer Benny Tai, un professeur de droit jovial qui a contribué à organiser le mouvement de protestation démocratique dit des parapluies. «Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous subissons une érosion de notre Etat de droit et de nos libertés. Nous évoluons vers un système totalitaire.»

Il y voit une conséquence directe de la poigne toujours plus ferme exercée par le leader chinois Xi Jinping sur les territoires qu’il estime appartenir à la République populaire, et qu’il rêve d’unifier au sein d’une Chine ultrapuissante. Lors d’une visite dans la cité portuaire en juillet dernier, le tout-puissant président a averti que les tentatives de s’opposer à l’hégémonie du parti communiste «ne seront pas tolérées». La cheffe de l’exécutif hongkongais Carrie Lam agit, elle, comme «un bon petit soldat de Pékin», selon Benny Tai.

Mouvement fragmenté

Perché sur une échelle, un micro à la main, Joshua Wong harangue la foule qui se dirige vers le parc Victoria pour commémorer les victimes du massacre de la place Tiananmen, lors d’une veillée à la bougie qui a attiré plus de 100 000 personnes. Le jeune homme à la moue boudeuse peine à se faire entendre par-dessus le brouhaha. Derrière lui, une dizaine d’autres militants pro-démocratie prononcent des discours, vendent des t-shirts ornés du slogan «Power to the people» ou réclament des donations.

«Depuis Occupy, le mouvement démocratique s’est complètement fragmenté, note Cheung Chor-yung. Plusieurs factions s’affrontent, incapables de se mettre d’accord sur un objectif commun.» Certaines réclament l’indépendance de Hongkong, d’autres veulent voir émerger une Confédération chinoise dont la cité ferait partie, d’autres encore veulent simplement réformer les institutions existantes pour les rendre plus démocratiques.

Les lignes de fracture sont aussi générationnelles. «Les jeunes veulent que Hongkong devienne démocratique, même si la Chine reste autoritaire, dit Benny Tai. Mais pour les plus âgés comme moi, qui ont vécu Tiananmen, les destins de ces deux territoires sont indissociablement liés.»

Ces guéguerres internes ont généré un sentiment d’impuissance au sein du camp démocrate. Plusieurs figures de proue ont jeté l’éponge, à l’image de Nathan Law, qui vient de céder son poste à la tête de Demosisto car il avait besoin de «se reposer après plusieurs années passées dans l’œil du cyclone».

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Lobbying à Genève

Certains partis ont choisi de se retirer de l’arène politique. «Nous allons nous focaliser sur le lobbying international, relève Joshua Wong. En novembre, nous enverrons une délégation à Genève dans le cadre de la Commission des droits de l’homme.»

«Nous sommes dans une position défensive actuellement», reconnaît Benny Tai. Il estime que 30% de la population hongkongaise soutient le mouvement pro-démocratie et que 30% s’y opposent. «Le reste n’a pas d’avis», dit-il.

Vêtu d’un t-shirt orné d’une statue de la Justice avec les yeux bandés, ses longs cheveux noirs retenus par un élastique, William Liu fait partie de ceux qui n’ont pas baissé les bras. En janvier, cet étudiant de 22 ans en sciences environnementales a organisé une manifestation à l’Université baptiste de Hongkong pour s’opposer à un test de mandarin obligatoire que 70% des élèves – dont la langue maternelle est le dialecte cantonais – avaient raté.

«Nous avons refusé de quitter le centre de langues durant près de huit heures», raconte-t-il. Sommé de s’excuser, il a rédigé une lettre dans le style des confessions télévisées orchestrées par le parti communiste. Il y jure d’adopter «la pensée de Xi Jinping sur le socialisme avec des caractéristiques chinoises pour une nouvelle ère», un slogan du PC, et cite Mao. Ce sont ces petits actes de défiance qui caractérisent le mouvement pro-démocratie. «Nous prônons la désobéissance civile, dit Joshua Wong. Et la non-violence, toujours.»

Mouvance plus radicale

Mais depuis peu, une mouvance plus radicale a vu le jour. Ces militants «localistes» sont prêts à user de violence pour obtenir l’indépendance de Hongkong. Durant la nuit du Nouvel an chinois 2016, ils ont jeté des briques et mis le feu à des voitures dans le quartier populaire de Mong Kok. Près de 130 personnes ont été blessées.

En 2016: Une défaite pour la liberté d’expression à Hongkong

Edward Leung, un jeune homme de 26 ans aux airs de Harry Potter qui a fondé le parti Hongkong Indigenous, faisait partie des meneurs. «J’ai pris part à la révolution des parapluies, mais nous n’avons rien obtenu, livre-t-il, assis entre un vélo et une pile d’habits dans le bâtiment industriel qui sert de QG à son organisation. Désormais, je pense qu’il faut répliquer par la violence.»

Il vient d’être condamné pour sa participation aux émeutes de Mong Kok et pourrait écoper de dix ans derrière les barreaux. Les localistes défendent aussi des positions nativistes et populistes. En 2015, ils ont organisé une manifestation pour exiger la déportation d’un sans-papiers chinois de 12 ans.

«Nous devons regrouper nos forces, plutôt que de nous tirer dans les pattes», soupire Benny Tai, dans son bureau rempli de livres. Sur la table devant lui traîne un exemplaire de The Perfect Dictatorship, un ouvrage analysant la montée en puissance de Xi Jinping. L’académicien cherche à créer une vaste coalition pan-démocratique avec 300 à 400 candidats en amont d’un scrutin municipal, en mars 2019. «Je m’inspire de ce qui s’est passé en Malaisie», où un premier ministre apparemment indéboulonnable vient d’être renversé par une opposition bigarrée.