L’Inde rabaisse le Cachemire
Asie
En retirant son autonomie constitutionnelle à une région majoritairement musulmane et traditionnellement rebelle, le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi trahit un vieil engagement et joue avec le feu

En sept décennies, l’Inde n’avait jamais osé toucher aux statuts spéciaux de la région du Cachemire qu’elle administre. Ces privilèges, accordés en 1949 à la population à majorité musulmane de la vallée himalayenne, ont volé en éclats. Le gouvernement nationaliste hindou du premier ministre, Narendra Modi, a pris la décision historique de révoquer l’autonomie constitutionnelle du Cachemire indien. Sous les huées d’une opposition ulcérée, le ministre de l’Intérieur, Amit Shah, l’a annoncé lundi matin, 5 août 2019, à la Chambre haute du parlement. Il s’agit d’un changement sans précédent pour cette région explosive, objet d’une dispute interminable avec le Pakistan et ensanglantée par une insurrection séparatiste qui a coûté la vie à plus de 70 000 personnes depuis 1989.
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Région coupée en deux
Par un simple décret présidentiel à effet «immédiat», l’article 370 de la Constitution indienne a donc été révoqué. Il donnait un pouvoir exceptionnel à l’assemblée législative de l’Etat du Jammu-et-Cachemire dans la gestion de ses affaires et limitait l’interférence de New Delhi dans des domaines tels que la défense ou les communications. Une autre disposition, l’article 35-A, qui interdisait aux non-Cachemiris de détenir des propriétés dans la région, devient également caduc. A présent, un projet de loi, qui devrait rapidement être approuvé par le parlement, entend scinder le Jammu-et-Cachemire en deux entités: d’un côté, le Ladakh, haut plateau à la culture bouddhiste, et, de l’autre, le Cachemire himalayen avec, dans la plaine, le Jammu de tradition hindoue. Ces deux nouveau-nés sur la carte de l’Inde rétrogradent au statut de «Territoires de l’Union», administrés directement par New Delhi: ils auront peu d’autonomie, à la différence des Etats fédérés.
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Depuis quelques jours, des mesures exceptionnelles prises par New Delhi suggéraient l’imminence d’un événement, mais le secret a été bien gardé. Les visiteurs et les touristes ont été sommés de quitter le Cachemire et le traditionnel pèlerinage d’Amarnath a été interrompu. Par ailleurs, 35 000 paramilitaires ont été envoyés en renfort durant la semaine, dans cette région déjà quadrillée par des dizaines de milliers de soldats indiens. Les autorités ont justifié leurs actions par la possibilité d’une attaque terroriste soutenue par le Pakistan, que l’Inde accuse de prêter main-forte à l’insurrection. Dans la nuit de dimanche, les dirigeants des trois plus grands partis politiques locaux ont été assignés à résidence. L’accès à internet et au réseau de téléphonie mobile a également été restreint. Les écoles sont fermées et les rassemblements interdits. Lundi matin, la population du Cachemire était ainsi coupée du monde, incapable de réagir à l’onde de choc.
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«Le jour le plus noir»
Car la crainte de troubles possibles est vive. Différents groupes armés séparatistes restent actifs dans la vallée de Srinagar, où une partie de la population est hostile à New Delhi. «Des actions terroristes risquent de se produire au cours des prochaines semaines, mais elles ne menaceront pas l’Etat indien, estime Ajay Sahni, directeur de l’Institut pour la résolution des conflits, à New Delhi. Il ne devrait pas y avoir de changements dramatiques.»
Pour d’autres, rien n’est moins sûr et le risque d’une déflagration régionale est évoqué. L’ancienne dirigeante du Jammu-et-Cachemire, Mehbooba Mufti, prédit «des conséquences catastrophiques pour le sous-continent» et dénonce «le jour le plus noir de la démocratie indienne». «C’est une trahison absolue de la confiance des habitants du Cachemire», a déclaré, pour sa part, Omar Abdullah, un autre ancien dirigeant, alors que la classe politique du Cachemire n’a pas été consultée. De son côté, le Pakistan a «fortement» condamné et rejeté le décret de New Delhi.
Un vieux rêve du BJP
Cette révocation était un vieux rêve du BJP (Parti du peuple indien), au pouvoir en Inde depuis 2014, qui en avait fait une promesse électorale. Le parti nationaliste hindou entend ainsi diluer les particularismes du Cachemire pour mieux l’intégrer à la nation indienne. «Une erreur historique a été réparée aujourd’hui», a salué l’influent Arun Jaitley, ancien ministre des Finances.
Le parti du BJP savoure ainsi «une victoire de la démocratie», à l’aube du second mandat de Narendra Modi, réélu triomphalement en juin dernier, qui n’a pas hésité à déclencher ce séisme politique. «Cachemire: Modi-fié», s’est risqué à titrer la chaîne d’informations NDTV. «La stratégie est brillante, admet l’analyste Shekhar Singh, du département de sociologie de l’Université de Shiv Nadar. Elle s’appuie sur le principe que tous les Indiens doivent être égaux, en imposant cette mesure sans concertation aucune.» Le premier ministre flatte l’opinion des Hindous qui ont toujours vu le Cachemire comme une partie intégrante de l’Inde. Et leur promet de faire ainsi rentrer dans le rang cette région tourmentée, en entérinant avec autorité les acquis historiques du Cachemire.