Témoignage
Le photographe genevois Nicolas Righetti était sur la place Tiananmen jusqu’au matin du 4 juin. Trente ans plus tard, il se souvient

Passionné de photo, Nicolas Righetti entame en 1989 un voyage de onze mois, d’abord en Inde, puis au Pakistan, d’où il rejoint la Chine en traversant l’Himalaya. Arrivé à Kashgar, il tombe sur des étudiants qui l’embarquent pour Pékin rejoindre les manifestants de la capitale, où ils arrivent à la mi-mai. Il a alors 22 ans, deux boîtiers, 30 rouleaux de pellicule HP5, et il ne parle pas un mot de chinois. Il livre ses souvenirs.
«En arrivant à Tiananmen, je découvre une place couverte de tentes. Cela a des allures de Woodstock, c’est extraordinaire. Je ne m’y attendais pas du tout. On m’invite à m’installer sous une tente. J’y resterai durant trois semaines. J’ai d’abord sympathisé avec des étudiants de l’Institut des beaux-arts, puis avec d’autres de celui des langues étrangères, c’était plus simple pour communiquer.
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Je suis très bien accueilli, mais la vie est spartiate, l’attitude communiste: 7h debout, 7h10 petit-déjeuner, puis réunion de travail et fabrication de pancartes. C’est très organisé, je suis plus olé olé. Il y a un effet de miroir. Ensuite, il y a les défilés à travers Pékin. En fin de journée, on se retrouve sur la place pour débattre: «Où va-t-on? Quels mots d’ordre?» Je suis souvent pris à partie: «C’est quoi la démocratie pour toi? Comment vit-on en démocratie?» Je me sens démuni. Je ne suis pas du tout préparé et m’explique avec difficulté.
Détention de dix-huit heures
«La vie sur la place est très dure, il y a eu énormément de pluie, c’est sale. En même temps, c’est un mouvement puissant, la jeunesse a soif de liberté, on parle de politique, des réformes de Gorbatchev, de la possibilité d’un changement du monde. La nourriture est payée par Hong Kong, les repas sont préparés par des femmes, des mères, des grands-mères. Ce sont de grandes soupes populaires. Tout est gratuit.»
A l’annonce de la loi martiale, certains jeunes comprennent qu’ils sont allés trop loin et prennent peur. Deng Xiaoping a perdu la face, cela va mal se terminer. Des parents viennent chercher leurs mômes, étudiants ou ouvriers. Début juin, beaucoup ont déjà déserté la place, il y a moins d’ouvriers, de paysans. Chaque soir on voit des soldats qui refluent, repoussés par la population.
«Je dois signer un document qui stipule que si je meurs, ce n’est pas la faute du gouvernement chinois»
»Le 3 juin, je vois pour la première fois un tank, j’entends les premiers tirs. Il fait déjà nuit, cela se rapproche, en contournant la place. Petit à petit, nous sommes pris au piège. Des étudiants quittent la place en pleurant. Je reste. C’était un peu intrépide. Avec trois Chinois, on se positionne sur le toit de toilettes et on voit les tanks arriver. Je n’ai pas vu de tirs de soldats sur la place. Mais j’ai vu le tank rouler sur la statue de la Liberté construite par mes amis des beaux-arts.
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C’est le signal de la fin. Un gars avec moi sur le toit des toilettes lance un caillou sur les soldats. On se fait cueillir, tabasser. On me confisque tout: sac, argent, passeport, appareils photos. On nous embarque dans un minibus. Là, on a eu très peur, il y a du sang frais partout. On est maintenus tête baissée, les mains sur le cou. On nous emmène dans la Cité interdite, où on m’interroge: «Pourquoi êtes-vous là? Que faites-vous? Etc.»
Je dois demander pardon d’avoir été sur la place, signer des aveux. On entend des hurlements dans des baraques voisines. Terrible. Un journaliste de CBS est tabassé, il a des côtes cassées. On a été arrêté vers 8h du matin, le 4 juin. J’ai été détenu dix-huit heures. Avant d’être relâché, je dois signer un document qui stipule que si je meurs, ce n’est pas la faute du gouvernement chinois. C’est tout en chinois. Je n’ai pas le choix. Un Américain s’évanouit, il est sûr qu’il va mourir. Il pense à ses enfants.
Crainte d’une guerre civile
«Je me retrouve dans Pékin vidée, je n’ai plus rien. Je suis flippé. J’embarque dans un taxi pour gagner l’ambassade de Suisse. Il y a des véhicules en feu. A l’ambassade, on dort dans le jardin, il y a pas mal de Français. L’ambassadeur craint une guerre civile.»
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Nicolas Righetti gagnera finalement Hong Kong par avion. Il n’a sauvé que quelques photos de ce baptême du feu. Ce qu’il en retient trente ans plus tard? «Cela m’a aidé à m’interroger sur le sens de la démocratie, sur mon pays, sur le communisme.»