Avec leurs turbans de couleurs vives, les fermiers sikhs du Pendjab ont l’allure fière et majestueuse. Les barbes blanches sont nombreuses, les aînés ayant eux aussi décidé de quitter leurs champs pour venir protester contre les réformes agricoles adoptées par le gouvernement du premier ministre, Narendra Modi. Dans le froid hivernal, la nuit tombe et, drapés dans leurs châles, les hommes boivent un thé dans les camions et les remorques qu’ils ont aménagés pour faire le siège de New Delhi. Ils jouent aux cartes, consultent leurs téléphones portables, chantent des hymnes religieux ou discutent entre eux. La nuit sera longue, comme toutes celles passées ici depuis près d’un mois.

Depuis le 26 novembre, ces fermiers du Pendjab constituent la majorité des manifestants rassemblés à Singhu, aux portes de la capitale, dans le gigantesque campement formé par leurs tracteurs, tentes, remorques et camions. Ce site est le plus important des six ou sept autres points d’accès à New Delhi bloqués par des paysans venus des Etats voisins du Haryana, de l’Uttar Pradesh, du Pendjab et du Rajasthan.

Les agriculteurs ont déployé une logistique impressionnante, avec postes médicaux, tanks à eau, cuisines, distribution de couvertures et autres nécessités. Déterminés, ils ont mis leur honneur en jeu dans le bras de fer engagé avec les autorités. «Nous ne partirons pas tant que les réformes ne seront pas retirées, jure Sukhir Singh, un fermier du Pendjab. Ces lois nous pousseront au suicide.» Son beau-frère hoche la tête: «Nous ne rentrerons dans nos villages qu’en vainqueurs.»

Limiter l’intervention de l’Etat

L’objet de cette colère est l’adoption fin septembre, en pleine crise sanitaire et sans consultation, de trois lois qui marquent un tournant vers la libéralisation du secteur agricole. Désormais, les paysans peuvent vendre leurs denrées à des acheteurs privés et court-circuiter les «mandis», les vieux marchés réglementés, où l’Etat assurait un prix minimal sur des denrées de base, principalement le blé et le riz. La voie imposée par M. Modi entend donc limiter l’interventionnisme coûteux de l’Etat et mise sur la concurrence entre opérateurs privés pour augmenter les revenus des agriculteurs.

Mais le désengagement de l’Etat est perçu avec inquiétude par les agriculteurs. Car le monde paysan se porte mal. L’agriculture fait vivre plus de la moitié du 1,3 milliard d’habitants mais ne représente que 16% du produit intérieur brut. La crise agraire s’intensifie et les surfaces agricoles sont toujours plus petites. En 2019, 10 281 paysans se sont suicidés en Inde. Les fermiers redoutent à présent de devenir les victimes des intérêts des géants de l’agroalimentaire et de la distribution. «Les grandes compagnies vont prendre nos terres et ruiner nos vies, lance Prem Singh, un fermier installé à Singhu. Ces réformes sont notre mort annoncée.»

«Au lieu de la peur, c’est un sentiment de bonheur qui devrait accompagner l’entrée des grandes firmes sur le marché agricole, affirme MJ Khan, président de la Chambre de l’alimentation et de l’agriculture de l’Inde. La libéralisation des échanges favorise toujours les producteurs.» Aux yeux de Bruno Dorin, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), les conséquences sont plus complexes: «L’implication de multinationales indiennes, capables de fournir d’importants investissements ciblés pour le stockage ou la réfrigération, conduirait très probablement aussi à ce qu’elles acquièrent localement des positions monopolistiques, autrement dit le pouvoir de contrôler les prix.»

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Nombre d’experts s’accordent néanmoins sur la nécessité de rénover le système subventionné, hérité de la révolution verte, qui a converti le Pendjab en grenier à grains de l’Inde. Ce modèle a promu des cultures à haut rendement, principalement le blé et le riz, afin d’assurer l’indépendance alimentaire de l’Inde, tout en garantissant un revenu décent aux petits paysans grâce au prix de soutien minimal. Sur le principe, c’est un succès, et les achats publics de blé et de riz continuent à être revendus à très bas prix aux plus pauvres.

Un système devenu un piège

Mais la nécessité d’une irrigation intensive et le recours massif aux pesticides et aux engrais a abouti à un désastre écologique. Les subventions sont aussi un lourd fardeau pour l’Etat, que ce soit les centaines millions de tonnes de riz et de blé que l’Inde rachète ou la spirale financière du soutien aux intrants. Au final, les fermiers du Pendjab, qui se sont enrichis par le passé, souffrent de ces politiques agricoles. «Le système de la révolution verte est devenu un piège pour ces fermiers qui, malgré des perfusions de subventions, ont des coûts de production qui augmentent, résume l’économiste Bruno Dorin. Le gouvernement Modi a vu cette impasse avec justesse, mais la solution qu’il propose, comme dans d’autres secteurs, est de donner la main aux multinationales indiennes.»

Le gouvernement compte également marginaliser les «mandis», ces vieux marchés régulés, et leurs agents commissionnés. Mais comment sera encadré le commerce libéralisé avec les opérateurs privés? Dans les pages de The Economic Times, l’économiste Jean Drèze pressent un contrôle fort du gouvernement central et des intérêts des grandes firmes, au détriment des Etats indiens. Selon une étude de l’Université de Pennsylvanie, d’autres voies, notamment la rénovation des «mandis», devraient être explorées: «Il serait beaucoup plus prudent d’augmenter l’investissement public dans l’agriculture en termes d’infrastructures et de programmes de soutien aux revenus.»

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Les manifestations des paysans, électorat crucial qui a la sympathie de la nation, ne faiblissent pas. «Elles sont certainement les plus importantes de la décennie, estime le politologue Rahul Verma, du Center for Policy Research. Le moindre faux pas des autorités pourrait faire basculer la situation et provoquer une solidarité massive des autres paysans de l’Inde.» Les négociations entre les syndicats, qui exigent le retrait des lois, et le gouvernement, qui refuse de faire marche arrière, n’aboutissent pas. A Singhu, dans leurs camions aménagés, les fermiers s’apprêtent à passer une nouvelle nuit.