Sri Lanka, une île à bout de souffle
Sri Lanka
AbonnéAppauvri par une crise économique brutale, le Sri Lanka s’embrase. Mais la colère populaire contre le clan qui a mené le pays à la faillite est pétrie de divisions. Dans l’ancienne zone de guerre du nord-est, une prison à ciel ouvert, la minorité tamoule vit murée dans la peur et le ressentiment

Il n’y a pas un bateau à l’horizon. Sous un soleil de plomb, la mer est immobile à Point Pedro, dernier village du nord-est du Sri Lanka, ancienne zone de guerre et fief de la minorité tamoule. A l’ombre d’un palmier, Antony et Paranitaram, cousins et voisins, paressent en bordure de la route côtière crevassée. «Nous n’avons pas de kérosène pour sortir en mer, expliquent les jeunes pêcheurs. Si les pénuries de carburants et de nourriture se poursuivent, comment allons-nous manger à notre faim?» Sur la route déserte, diffusant à plein volume une musique aux notes stridentes, passe un petit marchand de glaces esseulé.
Meurtrie par la guerre, cette région tamoule est frappée par une crise économique historique qui ne cesse d’appauvrir les 22 millions d’habitants de l’île. Devant les épiceries et les stations-services, les queues s’improvisent selon les arrivages erratiques des denrées, rationnées et vendues à prix exorbitants. Lait en poudre, sucre, savon ou riz sont du luxe, les coupures d’électricité sont décuplées et des médicaments viennent à manquer. «Je ne vais pas pouvoir tenir, admet Velai Uddan, un pêcheur de 52 ans. Je garde chez moi 50 litres de kérosène en réserve au cas où la situation perdurerait. Ce sera suffisant pour fuir le Sri Lanka par la mer avec mon bateau et rejoindre les côtes indiennes.»
De l’écrasement des Tamouls à la chute des frères Rajapaksa
Les deux cousins, eux, n’ont que 22 ans. Avec un sourire fataliste, ils assurent que la guerre a aussi appris à leur minorité tamoule, de confession hindoue et chrétienne, à endurer le pire. Ils n’étaient pourtant que des enfants, le 18 mai 2009, quand l’armée cinghalaise a anéanti la rébellion tamoule, après près de vingt-sept années de guerre civile. Par les fentes du portail de leurs maisons, les deux garçons épiaient en cachette les batailles navales. Et quelques ruelles plus loin, derrière la végétation, se cache l’emplacement de la maison natale de Prabhakaran, le chef rebelle des Tigres. Lui jurait de libérer par les armes l’Eelam, la patrie tamoule, du joug des bouddhistes cinghalais au pouvoir à Colombo. Il est mort retranché sur le champ de bataille, emportant avec lui son peuple, sous les bombes indiscriminées de l’armée cinghalaise. La majorité bouddhiste cinghalaise, soucieuse de retrouver la paix, a célébré la victoire. L’autocratique Mahinda Rajapaksa, à l’époque président du Sri Lanka et épaulé à la défense par son cadet Gotabaya Rajapaksa, est devenu à ses yeux le héros de la guerre.
La roue de l’Histoire a tourné. Aujourd’hui, ce sont les frères Rajapaksa que les Cinghalais veulent voir tomber. En 2019, le cadet surnommé Gota a été élu président du Sri Lanka, avec la promesse de ramener l’ordre sécuritaire après les foudroyants attentats de Pâques visant des hôtels et des églises. Chef d’un puissant clan familial, son frère aîné a pris le poste de premier ministre. Aussi rapidement que les deux frères ont mis le Sri Lanka en faillite par une gestion désastreuse combinée à l’effondrement du tourisme durant la pandémie, leur peuple les a désavoués. Car la chute est dure: les biens essentiels se raréfient faute de devises étrangères pour les importer, le pays étant même en défaut sur sa lourde dette extérieure.
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Investissant jour et nuit les rues de Colombo durant plus d’un mois, des milliers de manifestants ont agité des pancartes accusant le clan Rajapaksa de corruption. «Gota, rentre chez toi» («Gota Go Home») est le cri de ralliement populaire exigeant la démission du président. Cette semaine, les protestations ont tourné au chaos. Des heurts entre manifestants et partisans des Rajapaksa ont provoqué au moins neuf morts. Le président a fait appel à l’armée pour rétablir l’ordre et a imposé l’état d’urgence. Poussé à démissionner de ses fonctions le lundi 9 mai, Mahinda Rajapaksa a été remplacé le jeudi 12 mai par Ranil Wickremesinghe – premier ministre à cinq reprises par le passé – dans une tentative de stabiliser le pays.
Les ravages de la crise économique
Depuis la péninsule de Jaffna, le monde de Colombo se regarde autrement. S’estimant traités en citoyens de seconde zone, les Tamouls voient deux poids, deux mesures face aux protestations cinghalaises très médiatisées. «Les Cinghalais ont porté aux nues les Rajapaksa au nom de la guerre et payent le prix de leur destin, estime le politicien Suresh Premachandran, leader du Eelam People’s Revolutionary Liberation Front (EPRLF) et ancien député parlementaire. Leur mouvement protestataire n’est motivé que par leurs intérêts économiques personnels. Mais Colombo n’a jamais œuvré pour la réconciliation. Nous souhaitons la rétrocession de nos terres occupées par l’armée, les réponses concernant les personnes disparues, le retrait de la loi draconienne du Prevention of Terrorism Act (PTA) qui permet des incarcérations arbitraires, et une solution politique pour notre patrie tamoule.» Le nouveau gouvernement à Colombo laisse de marbre ce vieux routier de la politique tamoule: «Cela ne changera rien, car il s’agit du même système suprémaciste bouddhiste cinghalais.»
A l’abri des regards, la crise économique n’en fait pas moins des ravages dans le nord-est. «Cette population vulnérable est davantage touchée que le reste du Sri Lanka, alerte Ahilan Kadirgamar, expert en économie politique à l’Université de Jaffna. Cela s’explique bien sûr par la guerre, mais aussi par l’échec cuisant de la stratégie de reconstruction. Les effets de la crise économique, d’une politique agricole désastreuse et de la pandémie ont fait le reste. La situation alimentaire actuelle est très inquiétante, avec des familles qui se rationnent à un repas par jour, alors que la situation devrait empirer.»
De Kilinochchi à Jaffna, de Point Pedro à Mullaitivu, rares sont les Tamouls qui osent descendre dans les rues pour protester à leur tour. «Si nous protestons, les forces de l’ordre nous tireront dessus!», assure Virginia qui fait la queue devant un supermarché de Jaffna. Autour d’elle, la foule approuve et s’agite. Sous les regards gênés, Soosai, un marin à la barbe grise, s’enflamme: «Vive Prabhakaran! On vivait mieux quand il était là!»
Une prison à ciel ouvert
Treize ans après la fin de la guerre, les Tamouls redoutent toujours la persécution des autorités. Brutalités, arrestations sommaires et tortures en détention restent de mise. Depuis les attaques de Pâques 2019 imputées à un groupe armé islamiste, la petite minorité musulmane est elle aussi ciblée. «Nous n’avons aucune liberté, estime Murugaiah Komahan, emprisonné six ans pour des liens présumés avec les rebelles. Lui dirige à Jaffna l’association Voice of the Voiceless en soutien aux prisonniers politiques. «Sous la loi PTA, 48 Tamouls sont derrière les barreaux, certains depuis plus de dix ans sans aucun procès. Et les services de renseignement surveillent en permanence la population.»
«Il ne faut rien écrire de critique sur le gouvernement», explique, à Batticaloa, le journaliste Kokilan Thasan, libéré sous caution en mars après quinze mois d’emprisonnement sous la loi PTA. Son grief? Une publication sur Facebook sur les civils morts durant la guerre et qui promettait: «Nous nous relèverons!» Récemment, deux autres journalistes tamouls de Batticaloa ont fui le pays.
D’autres passent encore par la case invisible de la détention illégale. Ancien membre de la guérilla, Sivanesaraja Sivachandran est resté en tout cinq ans dans la cellule d’un camp militaire, avant d’être relâché contre un pot-de-vin en 2018. Nous le rencontrons chez des intermédiaires, près de Batticaloa, car il se dit suivi par des agents en civil et craint pour sa vie. Lui n’a jamais vu d’avocat ni de juge car, officiellement, il n’a jamais été arrêté. «Ma vie est détruite», souffle ce Tamoul de 39 ans qui a déjà tenté de se suicider. Le corps de l'homme brisé garde les marques des tortures endurées qu’il énumère: «Coups, brûlures de cigarette ou suspension par les pieds dans un puits. Il n’y a pas de justice au Sri Lanka.»
«Nous vivons dans une prison à ciel ouvert», résume Velan Swami, un leader hindou activiste de Jaffna. Cet homme saint refuse d’encourager la population à se joindre aux protestations du reste du pays. «Ce n’est pas «Gota rentre chez toi» que nous voulons dire, mais «Gota va être jugé par la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye», avec les autres responsables du génocide perpétré contre les Tamouls.»
Des preuves de massacre à ciel ouvert
Laissées au vent et au silence, les preuves du massacre du printemps 2009 gisent encore sur le sable de la plage de Mullivaikal, à Valaigner Madam, où les autorités avaient garanti aux civils d’être en sécurité. Sous les palmiers noircis, un paysage désolé raconte le quotidien de milliers de familles sous les bombes. Ustensiles de cuisine, chaussures d’enfants, vêtements épars, ou pans de saris qui servaient à confectionner des sacs de sable pour se protéger. Officiellement, 23 000 personnes manquent à l’appel. Les statistiques administratives recensent 146 679 personnes disparues entre octobre 2008 et mai 2009, sans que les autorités n’aient jamais expliqué ce chiffre.
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Non loin, à Mullivaikal East, se tient l’unique monument de commémoration des civils tués sur ces plages, auquel l’armée laisse parfois les familles accéder. Une simple plaque commémorative, à côté d’une église. Le 18 mai, date anniversaire de la fin de la guerre, approche, et politiciens et civils tamouls entendent s’y rendre en nombre. Parmi eux, il y aura Lavakumar Lavan, un activiste qui a perdu quatre proches à Mullivaikal. Lui a été détenu durant sept mois sous la loi PTA pour avoir, le 18 mai 2021, organisé une petite cérémonie commémorative sur une plage de sa ville de Batticaloa. L’homme s’obstine dans ce qui est perçu comme un acte ultime de rébellion par des autorités dans le déni des victimes. «Je revendique le droit de pouvoir commémorer nos morts», dit-il. Depuis le 11 mai, il distribue dans les villages de l’eau de riz bouilli, nourriture des civils qui étaient pris au piège sur la plage, en souvenir de leur souffrance. Il achèvera sa campagne le 18 mai à Mullivaikal, pour déposer des fleurs et allumer des bougies sur la plage.
Treize ans plus tard, le souvenir de la guerre reste une plaie ouverte pour la minorité tamoule, dans un Sri Lanka aux eaux troubles. Si le passé n’est pas réglé, le futur s’annonce lourd d’incertitudes économiques et politiques.